Politique

Déradicalisation : Moussalaha, la recette marocaine

Lancé en 2017 pour lutter contre la radicalisation, le programme Moussalaha semble porter ses fruits. Rencontre avec Abdellah El Youssoufi et Mohammed Damir, deux Marocains qui en ont bénéficié.

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Mis à jour le 20 janvier 2022 à 21:46

Aux abords de la mosquée Hassan II à l’heure de la prière, à Casablanca. © ABDEL MAJID REZKO/AFP

Pour faire face à la menace terroriste sur son territoire, le Maroc ne se contente pas de prévenir les attentats et d’en neutraliser les acteurs. Une source sécuritaire contactée par JA évoque une « stratégie multidimensionnelle ne reposant nullement sur la seule approche sécuritaire ».

Le royaume est ainsi l’un des pionniers des politiques de déradicalisation, par ailleurs très contestées en Europe, et notamment en France, où leur efficacité est régulièrement mise en doute.

Mais au Maroc, le statut de « Commandeur des croyants » du roi Mohammed VI offre une indéniable marge de manœuvre pour développer un contre-discours religieux.

Damir impute sa radicalisation à « un manque de maturité conjugué à une absence de bagage scientifique et culturel »

Cela lui a permis d’instituer, en association avec ses partenaires du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, la formation d’imams à l’Institut Mohammed VI.

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La réorganisation en 2004 du Conseil supérieur des oulémas, seul habilité à prononcer des « fatwas », a elle permis de lutter efficacement contre les émetteurs de « fatwas » appartenant à l’islamisme radical.

Prise en charge

Mais c’est le programme Moussalaha (réconciliation en arabe), lancé en 2017, qui constitue l’expérience la plus originale au Maroc en matière de contre-terrorisme. Son principe : prendre en charge et accompagner les détenus incarcérés pour des motifs de terrorisme.

Mohamed Damir, un Marocain de 48 ans père de trois enfants, est un ancien bénéficiaire du programme. Il a été condamné à la peine de mort pour « terrorisme » à la suite des attentats de 2003 – auxquels il n’a pas participé – à l’âge de 26 ans. Après les attaques, les autorités marocaines avaient riposté par des coups de filet dans les milieux ayant des accointances avec l’islamisme radical.

Damir, qui fréquentait des groupes non armés et des mosquées les discours rigoristes étaient fréquents, a ainsi fait partie des personnes arrêtées. Il passera au total quinze ans et treize jours en prison. Il impute sa radicalisation à « un manque de maturité conjugué à une absence de bagage scientifique et culturel ».

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Ses premières années en prison renforcent sa radicalisation, il continue d’apprendre par cœur des passages du Coran, sans chercher à les contextualiser ou à les interpréter. Puis arrivent la solitude et le doute. Seul face à lui-même, Damir commence à remettre en question les dogmes qu’il a machinalement assimilés, et entreprend les démarches pour effectuer des études à distance.

Incarcération et introspection

Il commence par étudier le droit international en français. Obligé d’assister physiquement aux cours pour pouvoir poursuivre en master, il est contraint d’abandonner. Mais la bosse des études ne le quitte plus. Il s’inscrit en licence de sociologie à Rabat, puis à la faculté de psychologie de Salé, avant d’entamer une licence de théologie à la faculté de Tétouan. Il affirme avoir lu, au cours de sa détention, plus de 1 500 livres dans trois langues différentes.

Dans un premier temps, sa peine de mort est commuée en une peine de trente ans de prison. Puis vient le dispositif Moussalaha, qui sera pour lui la « consécration de ses propres efforts ».

Au menu, un vaste programme économique et social de réinsertion, ainsi que la création d’un projet individuel pour pouvoir devenir indépendant et « apprendre à gérer un foyer ».

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Jugé apte à réintégrer la société civile, il est libéré après quinze ans passés derrière les barreaux. Sur les 25 premiers bénéficiaires du programme, 15 ont obtenu une réduction de peine. À ce jour, une seule personne ayant participé au programme a commis un acte de récidive, relevant d’une infraction de droit commun.

Une indéniable réussite, loin des polémiques suscitées en Europe par les programmes de déradicalisation

La remise en liberté s’accompagne d’un suivi psychologique personnalisé. Selon Damir, tous les détenus libérés ont « trouvé un chemin vers la paix ». Une indéniable réussite, loin des polémiques suscitées en Europe par les programmes de déradicalisation.

Pour Abdellah El Youssoufi, né en 1990, tout commence hors des frontières marocaines. Originaire d’Al-Hoceima dans le Rif, il décide de quitter son pays natal pour la Tunisie en 2011 dans l’espoir de trouver un emploi et d’accéder à de meilleures conditions de vie.

Quête de sens

À Tunis, Abdellah El Youssoufi intègre les rangs d’Ansar al-Charia, l’une des organisations salafistes les plus en vue du moment. La formation politique islamiste Ennahdha fait alors son retour en force après la chute de Ben Ali. Selon El Youssoufi, les prêches intégristes sont alors monnaie courante dans le pays et ceux qui les tiennent ne sont pas inquiétés par la police locale.

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Il trouve au sein de ces structures une forme d’estime de lui-même qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant : « Auprès des organisations salafistes, j’ai trouvé l’espoir d’un avenir meilleur. On m’a offert un travail digne, dans le commerce, et puis petit à petit, on m’a fait confiance et donné de plus en plus de responsabilités. Auprès de ces gens, j’ai eu le sentiment pour la première fois que ma vie n’était pas inutile. »

Il effectue plusieurs prêches appelant à rejoindre les rangs d’Ansar al-Charia, où il critique avec véhémence l’État marocain. « Au-delà de la quête de sens, l’extrême pauvreté, le manque de perspectives professionnelles et, surtout, l’absence de considération et de respect quand on est issu de milieux défavorisés au Maroc sont autant de facteurs qui ont joué un rôle dans ma radicalisation », explique-t-il.

C’est une vidéo postée sur YouTube qui alerte les autorités marocaines, lesquelles décident de saisir leurs homologues tunisiens. Arrêté puis interrogé en Tunisie pendant une dizaine de jours, il est renvoyé au Maroc, où il est condamné à trois ans de prison en 2014.

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Son incarcération le pousse à son tour à l’introspection : « La prison a été une période de grande remise en question, qui m’a permis de mener un travail de réflexion sur ce que j’ai vécu durant mes années au sein de mouvements salafistes, mais aussi sur les limites des réponses apportées par ces mouvements aux problèmes politiques et sociaux de nos pays, ainsi que leurs contradictions par rapport à l’islam et au message de notre Prophète. »

Occasion en or

Ayant lui aussi pris part au dispositif Moussalaha, sa déradicalisation s’inscrit dans la même dynamique que celle décrite par Mohamed Damir, c’est-à-dire l’aboutissement d’un processus de maturation.

« Moussalaha a été une chance et une occasion en or pour moi d’entamer une nouvelle vie, sur des bases saines et équilibrées. Mais elle a été précédée par un long travail de remise en question, un effort personnel pour tourner la page de cette période qui est pour moi un échec à tous les niveaux », relate-t-il.

Ce qui a changé, c’est ma façon de lire et d’interpréter les textes sacrés »

S’il affirme avoir été constamment soutenu et encouragé par la hiérarchie pénitentiaire, il reconnaît avoir subi des pressions de la part de plusieurs de ses codétenus, qui ont perçu sa mutation idéologique comme une « trahison ». Cela ne l’a pas empêché d’obtenir un diplôme en informatique.

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Depuis son lancement, 207 détenus ont participé au programme Moussalaha, et 116 ont bénéficié d’une grâce royale. Mohamed Damir assure n’avoir jamais perdu la foi tout au long de sa détention : « Ce qui a changé, c’est ma façon de lire et d’interpréter les textes sacrés », affirme-t-il. Aujourd’hui, il estime que c’est la lecture qui lui a permis de l’extirper de son carcan idéologique. « Sans lecture, on n’accède à rien », martèle-t-il.

Sorti à 41 ans de prison, il a pu obtenir un master et suit actuellement un doctorat à l’université Hassan-II, à Casablanca. Pas encore tout à fait fixé sur son avenir, il sait néanmoins qu’il souhaite s’engager dans la lutte contre l’extrémisme religieux.

De son côté, Abdellah El Youssoufi est marié et père d’un enfant de 1 an. Il est actuellement étudiant en Master 2 de sciences politiques et relations internationales à l’université de Rabat, et s’apprête à soutenir son mémoire de recherche.

Il rejoint également la Rabita Mohammadia des oulémas, une association d’intérêt général créée par le roi en 2006 et dont la mission est de promouvoir un islam tolérant et ouvert. Son secrétaire général, Ahmed Abbadi, intellectuel très respecté au Maroc, joue un grand rôle dans cette opération de déradicalisation.

Pas seulement en contribuant au programme Moussalaha — lancé en 2017 par la Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR), à l’initiative de Mohamed Salah Tamek, de concert avec la Rabita Mohammadia des oulémas, et le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) –, mais en allant au contact de ses bénéficiaires.

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« Le fait que Abbadi soit venu à notre rencontre, qu’il réponde à nos questionnements d’un point de vue spirituel a eu un effet positif, surtout que la déradicalisation s’accompagne de moments de doute, du sentiment de trahir Dieu et l’islam. Parler avec lui permet de se réconcilier avec soi-même et avec l’islam. Aujourd’hui, je suis toujours musulman, mais ma lecture et ma pratique ont changé. C’est devenu une question personnelle. »