Politique

Russie-Afrique : Sergueï Lavrov, le penseur-étoile de Vladimir Poutine

Politicien madré, le ministre russe des Affaires étrangères est le visage de l’offensive de Moscou en Afrique, où la Russie surfe sur le sentiment anti-occidental. Portrait d’un vétéran de la scène diplomatique mondiale.

Réservé aux abonnés
Mis à jour le 16 décembre 2021 à 15:16

Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, le 2 décembre 2021. © Russian Foreign Ministry/TASS/Si/SIPA

Dans la fraîcheur de la capitale russe, où les températures ne dépassent que rarement les 5 degrés au mois de mars, la Sœur de Moscou se dresse dans le ciel brumeux. Le gratte-ciel stalinien, l’un des sept construits sur ordre de l’ancien dirigeant soviétique pour défier le monde occidental, compte vingt-sept étages, vingt-huit ascenseurs et 2 000 bureaux. Siège de la diplomatie de l’URSS puis de la Fédération de Russie depuis 1953, l’édifice domine de sa masse sculptée la place de Smolensk et, à deux cents mètres à l’Ouest, la Moskova, qui serpente à travers la capitale. Il est le fief incontesté d’un homme : Sergueï Viktorovitch Lavrov.

En ce mois de mars 2017, un rendez-vous ouest-africain est inscrit à l’agenda du ministre des Affaires étrangères. La Russie a décidé de faire de l’Afrique un nouvel espace de conquête. Une nouvelle sphère d’influence. Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov lorgnent le Soudan et la Centrafrique, bien sûr, mais aussi les pays sahéliens. Chez ces derniers, la situation sécuritaire s’est aggravée, sous la double impulsion d’Al Qaïda et, plus récemment, de l’État islamique. Le sentiment anti-occidental, particulièrement dirigé contre l’ancienne puissance tutélaire française, y a créé un terreau fertile. 

À Lire Russie-Afrique : l’ombre des mercenaires de Wagner

Depuis qu’il a pris ses fonctions, en 2004, Sergueï Lavrov n’a qu’une idée en tête : replacer la Russie sur l’échiquier africain. Avant son déclin, l’Union soviétique a été l’un des principaux soutiens des mouvements indépendantistes face aux puissances coloniales. Place de Smolensk, à l’entrée de son ministère, ses pions sont fin prêts pour accueillir l’invité du jour : Ibrahim Yacouba, son homologue nigérien. Le diplomate moscovite déteste les retards autant qu’il aime l’ordre. Chaque matin, lorsqu’il n’est pas en déplacement à l’étranger, il est parmi les premiers à franchir les portes du bâtiment. Ses collaborateurs sont ponctuels, comme les journalistes autorisés à le suivre. Certains se sont habitués au regard du ministre, scrutant leurs rangs tel un général à la recherche d’un uniforme mal sanglé. D’autres, se souvenant avoir fermé l’œil lors d’une conférence traînant en longueur, le craignent encore. 

« Tu es mon ami maintenant »

Ce jour de mars 2017, son entretien avec Ibrahim Yacouba durera une heure. « Lavrov redécouvrait l’Afrique, se souvient un membre de la délégation nigérienne. Pour lui, c’était une phase d’exploration. Il cherchait les moyens de se positionner au Sahel. » Séducteur, il a accueilli son invité dans un français hésitant. « Tu es mon ami maintenant », a-t-il assuré d’emblée. L’homme, que les Nigériens croyaient « froid et insensible », se révèle « chaleureux », « facile d’accès ». « Même quand on le voit pour la première fois, on a très vite l’impression de le connaître depuis dix ans, de retrouver un vieil ami », raconte l’un de ses hôtes nigérien.

Assis au centre de la longue table de réunion, face à son homologue, Sergueï Lavrov a écouté. « Pour lui, l’actualité c’étaient plutôt les combats dans le Donbass [ukrainien] ou les accusations d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine, mais il avait vraiment l’air intéressé et enthousiaste. Ce n’était pas que de la courtoisie », raconte un Nigérien présent ce jour-là. « C’est un personnage assez unique », ajoute l’un de ses anciens pairs africains. De fait, l’homme a de l’expérience. Né à Moscou en 1950 d’un père arménien originaire de Tbilissi (Géorgie) et d’une mère russe, il a été formé, dans la capitale, au prestigieux Institut d’État des relations internationales (MGIMO), après des études secondaires au cours desquelles il a montré des prédispositions pour les langues étrangères.

Il apprécie le whisky et les mélodies de Sinatra.

Dans l’URSS de Léonid Brejnev, le jeune Sergueï est un ardent patriote. À la fin de ses années de lycée, il s’est engagé dans une brigade de volontaires pour creuser les fondations de la tour Ostankino, siège de la télévision d’État. Au MGIMO, il parfait son anglais, apprend le français. Chaque jour, ses professeurs lui parlent du rôle central que devront jouer l’Union soviétique et ses diplomates dans la révolution mondiale. Exaltantes perspectives d’un destin hors-norme… Au début des années 1970, on lui suggère de se lancer dans l’étude du cingalais et, en 1972, il obtient son premier poste à l’extérieur du pays, au Sri Lanka. Attaché auprès de l’ambassadeur, il passe quatre années dans cet État allié de l’URSS mais déstabilisé par les revendications de la minorité tamoule.

New York, New York

En 1976, Lavrov est de retour à Moscou, au ministère des Affaires étrangères, département des organisations internationales. Il se familiarise avec les arcanes onusiens. L’ère Brejnev touche à sa fin lorsque, en 1981, on l’envoie à New York, capitale mondiale de l’impérialisme. Durant sept ans, il y sera premier secrétaire, conseiller, puis conseiller en chef de la représentation permanente de l’URSS auprès de l’ONU. Surveillé de près par les gros bras du KGB, il apprend le mode de vie à l’américaine tout en préservant son “âme” russe.

Le diplomate, qui vient d’avoir 31 ans, apprécie le whisky et les mélodies de Frank Sinatra. Il lit aussi les poèmes de Vladimir Vyssotski, ce porte-parole officieux de la jeunesse soviétique. Comme tant d’autres cadres de l’URSS, il vit avec son temps, matelot d’un navire dont le voyage révolutionnaire touche à sa fin.

Sergueï Lavrov avec Abdoulaye Diop, son homologue malien, à Moscou, le 11 novembre 2021. © Sputnik via AFP

Sergueï Lavrov avec Abdoulaye Diop, son homologue malien, à Moscou, le 11 novembre 2021. © Sputnik via AFP

En 1988, il est rappelé dans son pays. Mikhaïl Gorbatchev a entrepris de sortir l’URSS de l’impasse dans laquelle l’a acculé sa rivalité avec les États-Unis. Chef adjoint du département des relations économiques internationales, puis directeur, de 1990 à 1992, de celui des organisations internationales, Lavrov assiste, depuis Moscou, à la chute de l’Union soviétique. En 1992, un an après que Boris Eltsine ait pris la tête de la nouvelle Fédération de Russie, il est nommé vice-ministre des Affaires étrangères.

À Lire Enquête – Dans les coulisses du softpower russe en Afrique

Mais son expérience fait vite de lui un candidat de choix pour retourner outre-Atlantique. En 1994, il devient représentant permanent de la Russie auprès de l’ONU. Dans la mégalopole new-yorkaise, il enchaîne réunions et réceptions, tout en prenant le temps d’apprendre à conduire à sa fille, Ekaterina. Le jour de ses dix-huit ans, il lui offre une chanson, qu’il a composée et enregistrée sur un disque.

Fan du club de football du Spartak Moscou au point d’en avoir longtemps affiché l’emblème sur son téléphone, ce sportif de 1,88 mètre paraît infatigable, même s’il fume alors deux paquets de cigarettes par jour et invite volontiers ses interlocuteurs au palace Waldorf Astoria pour déguster vin rouge et whisky. Il lui arrive de faire du rafting ou du ski dans le Vermont. Dans l’Amérique de Bill Clinton, Lavrov séduit et s’épanouit.

L’homme du « Niet »

« Lavrov, c’est la diplomatie de l’aparté, explique l’un de ses compatriotes et compagnon de voyage. Il sait que, pour charmer, rien ne vaut un tête-à-tête ». En 2004, alors que George W. Bush occupe la Maison-Blanche depuis trois ans, le président Poutine le rappelle à Moscou. Entretemps, Lavrov est devenu le champion incontesté des joutes au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Il a assisté, impuissant, aux guerres de l’ex-Yougoslavie et à la chute de Saddam Hussein. Le 9 mars, quand il remplace Igor Ivanov à la tête du ministère des Affaires étrangères, il a donc soif de revanche. La Sœur de Moscou devient son domaine, à partir duquel il entend redonner à la Russie son lustre d’antan.

« Il a la même obsession que Vladimir Poutine : le rayonnement de son pays, résume un observateur de la vie politique russe. Il a grandi dans la diplomatie de la guerre froide, mais ne s’est jamais autant épanoui que dans le monde actuel, celui d’un multilatéralisme débridé. » Au fil des ans, Lavrov s’est imposé comme l’un des hommes-clés de son gouvernement.

Charmeur en privé, il a le don d’agacer ses interlocuteurs en public, de glisser la petite phrase qui fera sortir de ses gonds celui qu’il a identifié comme un adversaire. Condoleezza Rice (qui, pourtant, parle le russe), puis Hillary Clinton en feront les frais. Tout souriant l’instant d’avant, il brandit soudain sous le nez d’un John Kerry abasourdi un document confidentiel compromettant intercepté par ses services de renseignements.

Certaines fois, je me laisse convaincre. Mais rarement »

Très vite, Lavrov devient, à l’ONU, le nouveau « Monsieur Niet », s’opposant, au nom de la Russie, à toute ingérence étrangère dans les affaires intérieures des États, au nom de l’inviolabilité des frontières et d’un nouvel ordre mondial multipolaire. Hostile, en 2011, à l’intervention en Libye, il prend ses distances avec la vision occidentale du Printemps arabe puis, après le retour de Poutine à la présidence, multiplie les vetos aux Nations unies afin d’empêcher une intervention contre la Syrie de Bachar al-Assad. « La doctrine de Lavrov et de Poutine, c’est la protection de la souveraineté, qui, selon eux, est un facteur de stabilité, résume un diplomate français. Ils refusent toute idée de changement de régime imposé de l’extérieur. Ils ont échoué en Libye. Cela leur a servi de leçon pour la crise syrienne. »

« Bluffant »

« Il n’y a plus de règles, aujourd’hui », aime à dire Sergueï Lavrov, qui fait mine de regretter l’époque de la guerre froide, où les blocs étaient clairement définis. Dans ce jeu débridé, Sergueï Lavrov est pourtant passé maître. Sous son ministère, Moscou est redevenu un acteur-clé des dossiers syrien, iranien et libyen. Passant sa vie dans les avions, Lavrov multiplie les escales et ne se pose que le temps d’une discussion ou d’une conférence de presse, organisées par sa collaboratrice, Maria Zakharova. « Il est assez bluffant, décrit l’un de ses anciens interlocuteurs. Il peut avoir passé la nuit dans un avion et débarquer dans une capitale étrangère sans fatigue apparente. »

« C’est quelqu’un d’assez épuisant : il négocie de manière brutale et, l’instant d’après, fait des blagues », se souvient un diplomate. « Nous autres, diplomates, sommes tous des personnes honnêtes. C’est quand on nous met ensemble que cela devient la m***e », glisse un jour le ministre à un journaliste venu le rencontrer chez lui. Au même visiteur, il confie : « J’aime convaincre et, certaines fois, je me laisse aussi convaincre. Mais rarement. »

À Lire Russie-Mali : qui sont les relais du soft-power de Moscou à Bamako ?

Ses interlocuteurs, qu’ils soient ou non des adversaires, s’accordent tous sur un point  : Lavrov « terrorise » ou « séduit », selon ses besoins. « Parfois, on va vers lui avec méfiance. Puis, on discute et, à la fin, on se rend compte qu’on en a dit plus qu’on n’aurait voulu », sourit l’un de ses partenaires africains. Depuis quelques années, constatant qu’il était un peu essoufflé lors de ses parties de foot du dimanche, Lavrov a mis de côté la cigarette. Il n’en grille plus que quatre ou cinq par jour et, chaque matin, s’astreint à une séance de gymnastique et de vélo d’appartement.

Si Mikhaïl Bogdanov, son vice-ministre chargé de l’Afrique et du Moyen-Orient, voyage davantage sur le continent, lui-même s’est rendu, depuis 2018, dans plusieurs pays africains : Maroc, Algérie, Tunisie, Angola, Namibie,  Mozambique, Zimbabwe et Éthiopie. « Tout en cherchant de nouvelles ressources naturelles, les Russes ont trouvé le moyen de relancer, à peu de frais, leur confrontation avec l’Occident sur un nouveau terrain », résume un diplomate africain. Sergueï Lavrov est désormais attendu au Mali, à l’invitation du gouvernement de transition d’Assimi Goïta… et sous le regard inquiet du Quai d’Orsay.

Château de cartes

« Depuis 2017, les Russes ont des vues sur le Sahel. Ils ont conquis la Centrafrique, à partir du Soudan. Ils veulent maintenant gagner [du terrain] au Tchad, au Niger et au Mali. N’Djamena et Niamey sont considérés comme des bastions français, rien d’étonnant à ce qu’ils s’intéressent désormais à Bamako », explique un ancien ministre des Affaires étrangères ouest-africain. Visage de la diplomatie russe depuis près de dix-huit ans, Sergueï Lavrov est devenu le gant de velours de Vladimir Poutine, avec qui il peut s’entretenir à toute heure. Est-il pour autant tout-puissant ? « Le président a placé à ses côtés des représentants de l’armée, tempère un journaliste russe. En Afrique, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou [en poste depuis 2012], et les représentants du groupe Wagner [notamment Evgueni Prigojine] sont également en première ligne. »

À Lire Russie-Afrique : la stratégie de Vladimir Poutine pour reconquérir le continent

À Moscou, dans son bureau du septième étage, où, le 11 novembre dernier, il a reçu son homologue malien Abdoulaye Diop, Sergueï Lavrov peut cependant contempler sereinement l’échiquier mondial sur lequel il fait figure de doyen. Star de la diplomatie, il est l’une des rares personnalités, avec Poutine et le cosmonaute Youri Gagarine, à voir sa silhouette figurer sur les t-shirts vendus dans les boutiques de souvenirs de la place Rouge. En costume, cigarette aux lèvres, il est l’homme qui a épuisé sept secrétaires d’État américains et six ministres des Affaires étrangères français depuis sa prise de fonction, celui qui s’entretient avec Xi Jinping, Donald Trump ou Emmanuel Macron.

Son prochain « coup » ? L’organisation, en novembre 2022, du deuxième sommet Russie-Afrique, dont il a évoqué les préparatifs avec le Tchadien Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’Union africaine, qu’il a reçu le 16 novembre à Moscou. Une nouvelle occasion de fragiliser le bloc occidental et de fustiger ses « méthodes coloniales et néocoloniales » – l’expression est du ministre en personne. L’œuvre d’une vie. « Prenez un peu de recul, gardez une vision d’ensemble, c’est ainsi qu’on dévore une baleine. Une bouchée à la fois », disait Frank Underwood, machiavélique et détestable politicien dans House of Cards. Cela tombe bien : Sergueï Lavrov est fan de la série.