C’est une carte de choix que le roi Mohammed VI gardait jusqu’alors dans son jeu. Le 6 novembre, dans un discours prononcé à l’occasion de la 46e commémoration de la Marche verte, Mohammed VI, dont la réaction était attendue sur les accusations algériennes, a préféré ignorer le voisin de l’Est et s’adresser à son partenaire du Nord en lui envoyant un message d’une rare fermeté.
Évoquant « ceux qui affichent des positions floues ou ambivalentes » sur la marocanité du Sahara, le souverain a déclaré « que le Maroc n’engagera avec eux aucune démarche d’ordre économique ou commercial qui exclurait le Sahara marocain ».
S’il n’a pas nommé l’Union européenne (UE), le destinataire du message était clair dans l’esprit de tous, après une année de vives tensions avec l’Allemagne, l’Espagne et, dans une moindre mesure, la France. Surtout après la décision du Tribunal de l’Union européenne (TUE), du 19 septembre, d’annuler les accords agricoles et de pêche Maroc-UE du fait de l’inclusion des ressources provenant du Sahara.
La décision de l’instance européenne, bien qu’elle soit d’ordre juridique et non politique, induit aux yeux du Maroc une ambivalence des États européens sur la question du Sahara, une ambiguïté avec laquelle Rabat est de moins en moins disposé à composer. D’où la menace royale de mettre fin à tout accord commercial et économique qui ne considère pas le Sahara comme un territoire marocain.
Qui m’aime me suive…
Une position que le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita a explicité sans ambages au Parlement marocain, lors de son passage, mardi 16 novembre, devant la commission des Affaires étrangères de la Première chambre.
Le « GhaliGate » a laissé également des traces sur la relation avec Madrid
« Le Royaume doit s’affranchir de la logique de chantage qu’exerce l’Europe de temps en temps », a-t-il lancé aux députés, affirmant que tout futur accord avec l’UE devra « respecter la souveraineté marocaine comme point de départ en y intégrant le Sahara ». C’est donc la clarté qui est exigée, quitte à remettre à plat tous les liens commerciaux et économiques avec l’UE, pourtant premier partenaire commercial et économique du Royaume.
Le message est adressé non seulement à l’UE, mais aussi à ses États membres, notamment les premiers partenaires du Maroc, l’Espagne, la France et l’Allemagne, qui affichent des positions ambiguës sur le dossier du Sahara, comme en atteste la dernière crise diplomatique avec Madrid sur l’affaire Brahim Ghali, ou les tensions avec l’Allemagne, qui a été le seul pays européen à réagir après la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara en convoquant une réunion du Conseil de sécurité à ce sujet. Quant à la France, le Maroc semble ne plus tolérer son jeu d’équilibriste entre Rabat et Alger, qui se traduit par une sorte de neutralité négative… Désormais, pour le Maroc, c’est le « qui m’aime me suive… » qui prévaut.
« Il faut faire la différence entre les relations du Maroc avec l’Union européenne et la relation du Maroc avec les pays membres de l’Union. Le message royal s’adressait aux deux, mais anticipait également ce qui allait venir. L’Allemagne, avec une nouvelle majorité présidée par le chancelier social-démocrate Olaf Scholz, aura une vision de la politique étrangère plus radicale que celle d’Angela Merkel, d’autant que Berlin va présider le G7 et que celle qui est pressentie pour être ministre des Affaires étrangères n’est autre qu’Annalena Baerbock, la patronne des Verts, qui sont connus pour leurs positions pro-Polisario », souligne Emmanuel Dupuy, le président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE).
Sans compter que Berlin ne trouve toujours rien à redire aux sorties du jihadiste Mohamed Hajib qui, depuis son exil allemand, appelle tranquillement à commettre des attentats sur le sol marocain. Si le Maroc n’ignore pas que la justice allemande est indépendante, il aurait apprécié que les autorités témoignent de leur bonne volonté en attaquant l’intéressé en justice.
Le « GhaliGate » a laissé également des traces sur la relation avec Madrid, estime ce spécialiste français en défense et sécurité. D’autant, nous explique-t-il, que « la majorité en Espagne est constituée de politiques qui n’ont pas la même vision de la souveraineté marocaine sur ses provinces du Sud. Pedro Sanchez gouverne notamment avec Podemos, qui n’a fait que soutenir la cause indépendantiste sahraouie depuis sa création ».
L’UE, une machine complexe
Il s’agit ainsi pour le Maroc d’infléchir la position de nations souveraines, dont la ligne peut changer au gré des rendez-vous électoraux, et de gérer la relation globale avec l’UE, qui a elle-même un fonctionnement parfois tortueux.
La chercheuse Rym Ayadi, professeure d’économie et de finances à la City University of London et présidente de l’Association euro-méditerranéenne des économistes, ne dit pas autre chose : « L’UE est une institution au fonctionnement très complexe, qui ne parvient pas à prendre des décisions facilement, à trancher même sur des questions internes. Alors sur un sujet comme le Sahara, au vu des tous les courants qui la traversent, il est impossible qu’elle parle à l’unisson. Ce qui explique les dissonances entre les décisions du Parlement, celles de la Commission et celles de la Cour de justice… »
Une annulation des accords agricoles et de pêche priverait également les bateaux européens de pêcher dans les eaux marocaines
Institution bureaucratique, où le circuit des décisions est parfois long, traversée par des courants politiques qui s’opposent en tout, l’UE parviendra-t-elle à mettre ces divergences de côté pour ne pas compromettre des intérêts stratégiques ? Rien n’est moins sûr.
Reste que dans ses accords de libre-échange, l’UE est la partie gagnante dans l’affaire, avec un solde positif de ses échanges avec le Maroc. Elle bénéficie également de conditions très favorables pour l’investissement. Une annulation des accords agricoles et de pêche priverait également les bateaux européens, espagnols notamment, de pêcher dans les eaux marocaines, très riches en ressources halieutiques et qui alimentent tout le continent.
Idem pour les produits agricoles marocains, qui viennent combler le déficit européen en matière de production agricole, notamment sur les primeurs et les fruits. Sans parler de la collaboration sécuritaire et politique qui s’est révélée très utile dans la lutte contre le terrorisme en Europe et la gestion des flux migratoires.
Un coup de poker risqué ?
Le Maroc a aussi beaucoup à perdre dans le cas où les relations avec l’UE étaient, sinon suspendues, du moins drastiquement réduites. L’Europe est sa première destination d’export. Mais du point de vue marocain, la cause du Sahara n’a pas de prix, comme le rappelle un ancien diplomate marocain. Qui reconnaît, à demi-mot, que le coup de poker tenté par la diplomatie marocaine est très risqué.
Car même avec son fonctionnement complexe, le Conseil européen a montré, selon l’ancien diplomate marocain, sa volonté de régler le problème relatif aux règles d’origine des produits provenant du Sahara, puisque tous les pays du Conseil ont décidé à l’unisson de déposer un recours devant la Cour de justice de l’UE (CJUE) pour casser l’arrêt du Tribunal européen. Un recours qui a été décidé par les ambassadeurs des 27 six semaines après la décision de justice, et qui a été adopté officiellement par le Conseil des ministres des Affaires étrangères des pays de l’UE.
« Les États de l’Union européenne, hormis la Suède qui a des positions différentes, ont conscience des enjeux de la relation avec le Maroc et ont intérêt à ce que les accords commerciaux, agricoles et de pêche restent valides, et veulent même les renforcer. Mais la décision ne leur appartient pas complètement, la justice européenne étant indépendante. L’UE, qui est une entité de droit, est obligée de suivre les arrêts et les décisions de son système judiciaire », explique notre source.
Ce qui pose aujourd’hui un gros dilemme, rendu encore plus « cornélien » avec la carte montrée par le Maroc dans ce jeu diplomatique de haute voltige. Deux scénarios sont aujourd’hui envisageables : si la CJUE casse la décision du Tribunal européen, il n’y a plus de sujet, et les deux parties (Maroc et UE) sortiront gagnantes. Mais si la CJUE va dans le sens du Tribunal européen, que se passera-t-il ?
Le Maroc a déjà répondu par la voie de la plus haute autorité du pays et ne reviendra pas en arrière : les accords commerciaux et économiques seront suspendus. Mais l’UE peut-elle se passer de son partenariat avec le Maroc ? Le Royaume dispose-t-il d’arguments suffisants pour amener l’UE à reconnaître la marocanité du Sahara et aller à contresens de la décision de sa justice ? C’est la question à 1 milliard… « Ni le Maroc ni l’UE n’ont intérêt à ce que ces accords soient rompus », souligne le diplomate marocain.
« L’UE ne peut pas aller contre la décision de la Cour européenne. La seule carte qui restera, c’est que chaque pays de l’UE qui veut maintenir des accords avec le Maroc reconnaisse la souveraineté marocaine sur le Sahara. Car, de toute façon, en tant qu’institution, l’UE ne peut pas reconnaître la souveraineté d’un territoire. L’UE n’est pas un État, et sa Constitution ne lui donne pas ce genre de prérogatives », estime un Marocain fin connaisseur du fonctionnement de l’UE.
La démarche du roi consiste peut-être à pousser les États un par un à prendre la même décision que les Américains
Un avis partagé par l’économiste Rym Ayadi. « Il serait plus efficace de négocier la reconnaissance avec chacun des pays. Ou de laisser cette question du Sahara aux instances comme l’ONU. Et dans le cas où, par exemple, dans le cadre des accords agricoles et de pêche, la justice européenne ne statue pas en faveur de la marocanité des produits venant du Sahara, il serait peut-être plus judicieux de chercher d’autres débouchés pour ces produits plutôt que de jouer le tout pour le tout et risquer le blocage. Il faut que les deux parties réalisent que l’intérêt de maintenir de bonnes relations est réciproque, et que les blocages ne sont dans l’intérêt de personne », martèle la présidente et fondatrice de l’Association euro-méditerranéenne des économistes.
« Le Maroc sait que l’UE ne peut prendre seule de telles décisions, poursuit notre source familière de l’institution. Et en particulier le roi, qui est un spécialiste de l’UE, puisque c’était le sujet de sa thèse de doctorat à Bordeaux. Sa démarche consiste peut-être à pousser les États un par un à prendre la même décision que les Américains et de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Mais je pense que cela ne sera pas possible, notamment avec les grands pays qui comptent dans l’UE, comme la France, l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie. Car l’UE est d’abord une union de droits, de valeurs. Donc pour eux, le droit prime. S’il y a un processus engagé à l’ONU, les États de l’UE n’en sortiront jamais », explique-t-il.
Suspense
Sénatrice de Seine-Maritime, membre de la Commission des affaires européennes et secrétaire du groupe d’amitié interparlementaire France-Maroc, Catherine Morin-Desailly se désole de cette situation qu’elle qualifie d’aberrante dans la relation entre l’UE et l’un « de ses partenaires les plus fiables et les plus loyaux ».
« À mon sens, beaucoup de ceux qui s’opposent à l’intégration du Sahara dans les accords ne connaissent pas vraiment le Maroc, et ne se basent dans leur choix que sur des approches théoriques ou idéologiques. En ce qui me concerne, afin de prendre une décision la plus juste possible, je me suis rendue avec une délégation sur place justement, à Dakhla, Laayoune et dans les provinces du Sud. Et j’ai vu le développement extraordinaire de ces régions du pays, à la fois économique et humain, en un temps record. J’invite les politiques européens qui auraient un doute là-dessus à faire la même démarche, pour se faire une idée plus claire et précise sur la question du Sahara », confie-t-elle.
Youssef Amrani connaît parfaitement les rouages des relations institutionnalisées entre l’UE et le Maroc
Elle espère que la présidence française du Conseil européen qui démarrera le 1er janvier 2022 aura un effet positif sur l’avenir des relations entre l’UE et le Maroc, au vu des relations solides qu’entretient le Royaume avec la France, « même si récemment il y a pu y avoir des tensions, comme avec l’affaire Pegasus ou celle des visas. Ce qu’il faut sans doute relier à une reconfiguration de la carte politique française, avec l’émergence de mouvements tels que les écologistes ou En Marche, qui sont idéologiquement moins conscients des enjeux, de l’importance de la relation France-Maroc, qui a survécu à des anicroches autrement plus importantes », souligne la sénatrice.
Une présidence française qui coïncidera avec le début du mandat de Youssef Amrani en tant qu’ambassadeur à Bruxelles, un diplomate chevronné qui est, selon Emmanuel Dupuy, « la personne idoine au vu du contexte ». « C’est un profil à la fois politique et technique. Il connaît parfaitement les rouages des relations institutionnalisées entre l’UE et le Maroc puisque c’est lui qui a négocié le statut avancé entre l’UE et le Royaume en 2003, quand il était secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. C’est donc un fin connaisseur des relations entre le Maroc et l’UE », souligne le chercheur. En attendant la décision de la CJUE, la présidence française et l’installation de Youssef Amrani, les jeux restent donc ouverts.