Au sein du Parti de la justice et du développement (PJD), la pilule a du mal à passer. Certains membres du parti islamiste n’ont toujours pas digéré le résultat des élections législatives du 8 septembre, qu’ils imputent à la révision du mode de scrutin, lequel répartit désormais les sièges sur la base du nombre des électeurs inscrits, et non plus du total des suffrages exprimés. Le PJD avait déjà manifesté sa vive opposition à l’application de cette réforme, car les estimations laissaient penser qu’il en serait le grand perdant. Mercredi dernier, un pas supplémentaire a été franchi avec la décision prise par le parti dirigé par Abdelilah Benkirane de boycotter les élections communales complémentaires du 2 décembre prochain.
Ce retour tonitruant de l’ancien Premier ministre sur la scène politico-médiatique marque le coup d’envoi du match retour qu’il semble bien décidé à engager avec Aziz Akhannouch, l’actuel chef du gouvernement. Entre les deux hommes, diatribes et admonestations ne datent pas d’hier. Leur premier affrontement avait eu lieu lorsqu’ils siégeaient dans le même gouvernement. Et il s’était prolongé après le limogeage de Benkirane, en 2017.
Occuper l’espace médiatique
Cette fois, l’issue de la bataille devrait se jouer autour de l’aptitude de ce dernier à incarner la première force d’opposition. Afin d’y parvenir, Benkirane a d’ores et déjà commencé à occuper l’espace médiatique, première étape de sa stratégie visant à faire du PJD la première force d’opposition, et ce, en dépit de son très modeste nombre de sièges de députés – treize. Alors que l’exécutif est dirigé par une coalition de trois partis (RNI, PAM, Istiqlal), le PJD est en effet arrivé derrière d’autres formations de l’opposition, comme le Mouvement populaire ou l’Union socialiste des forces populaires.
Pour mener à bien son projet, le leader du PJD peut compter sur Abdellah Bouanou, qui a pris la tête du groupe parlementaire en octobre, et qui n’hésite pas à mettre sur la table les principaux dossiers sensibles qui concernent le nouveau numéro un du gouvernement, qui est aussi un hommes d’affaires à succès, à la tête de la première fortune privée du royaume.
Dans une interview donnée à Achkayen, Bouanou a notamment mentionné le controversé dossier des hydrocarbures et mis indirectement en cause Akhannouch, en invoquant une « cupidité et un profit immoral » à l’origine de l’augmentation des prix de la pompe.
En 2019, Benkirane se fendait déjà de reproches et de menaces à peine voilées, via des vidéos postées sur les réseaux sociaux. « Tu n’as pas le gabarit d’un politique et ceux qui t’ont boycotté sont aussi capables de te faire sauter », avait affirmé l’ancien chef du gouvernement, en référence à la campagne de boycott survenue en 2018 contre plusieurs marques, dont certaines étaient issues de compagnies détenues majoritairement par le milliardaire marocain.
Plusieurs griefs sont à l’origine de la brouille. Le premier remonte à 2015 : Benkirane reproche alors à son ministre de l’Agriculture de l’époque d’avoir outrepassé sa fonction, en apposant « illégalement et de manière non éthique » sa signature sur le Fonds de développement rural, ce qui, en temps normal, est une prérogative du chef du gouvernement.
« Ni culture, ni idéologie »
Le second différend date du blocage gouvernemental de 2017. À l’époque sorti vainqueur des législatives de 2016, le PJD cherche à former une alliance avec d’autres partis que le RNI. Des tensions surviennent lorsque Aziz Akhannouch s’oppose à la participation à la coalition de l’Istiqlal, soutien de Benkirane.
Après plus de cinq mois de négociations infructueuses, le roi Mohammed VI finit par remplacer Benkirane à la tête du gouvernement par le numéro deux du parti, Saadeddine El Othmani. Pour le chef de file du parti de la lampe, il s’agit, rétrospectivement, d’« une atteinte à la démocratie ».
Récemment, c’est dans une vidéo postée sur Facebook le 5 septembre, à la veille des élections législatives, que Benkirane s’en est violemment pris au candidat Akhannouch, lui reprochant entre autres de « n’avoir ni culture, ni idéologie, ni passé historique, ni parti politique ».
Celui qui vient à peine de retrouver la tête du PJD n’avait pas hésité à mettre en cause les aptitudes du président du RNI à diriger le prochain gouvernement, et fait plusieurs sous-entendus sur l’origine de sa fortune, le qualifiant de « businessman entouré de soupçons ».
« Je ne vais pas parler de sa fortune dont tout le monde sait comment il l’a amassée (…), je ne vais pas aussi parler des 17 milliards, vu que tout le monde est en train d’attendre le jugement du Conseil de la concurrence qui a tardé sans raison justifiée… Je vais parler de ce personnage parce que c’est moi qui ai voulu qu’il soit au gouvernement en 2011, alors qu’à l’époque, il était à Paris », a-t-il notamment déclaré.
« Culte aux compétences »
Plus avare en sorties médiatiques, Aziz Akhannouch n’avait pas contre-attaqué. Il s’était simplement contenté, durant la campagne, de démentir les allégations relatives aux 17 milliards de dirhams de bénéfices qu’auraient perçus sa compagnie pétrolière Afriquia en 2017, qualifiant ce chiffre de « fake news ». Aux attaques sur son parcours d’homme d’affaires, son entourage met en avant un parcours politique atypique, qui le placerait au-dessus de la mêlée, sa force de travail ainsi que son implication sur le terrain. Un certain état d’esprit entrepreneurial qu’il aurait transposé, selon eux, dans la sphère politique. « Il voue un culte aux compétences », glissait l’un des ses proches collaborateurs à Jeune Afrique, juste après sa nomination à la tête du gouvernement en septembre dernier.
« Plutôt que de stigmatiser les hommes d’affaires qui s’engagent en politique, mieux vaut se méfier de ceux qui entrent en politique pour en ressortir hommes d’affaires. Vous ne pensez pas ? », avait répondu Akhannouch en 2019, lors de l’entretien qu’il avait accordé à Jeune Afrique. Une interview dans laquelle, déjà, il avait pris soin de retenir ses coups à l’encontre de Benkirane, se refusant à lui répondre directement, il assurait cependant déjà que « ses attaques à [son] encontre ne sont fondées que sur des contre-vérités ». « En rentrant le soir chez moi, après mes longues journées, je ne m’intéresse pas aux médisances des uns et autres, je fais plutôt le bilan de ce que j’ai produit, de ce que j’ai pu résoudre comme problèmes », avait-il ajouté.
De fait, le nouveau chef du gouvernement se sait attendu aujourd’hui sur la question des défis sociaux-économiques. Et Abdelilah Benkirane, dont la réputation de « sniper » n’est plus à faire, ne lui fera aucune concession… En particulier au sujet de son image de richissime homme d’affaires, qu’il n’hésitera pas à vilipender à la moindre occasion.