Politique

Tunisie : éducation publique, la grande déprime

Violences envers les professeurs, revendications sociales, réformes pédagogiques mal digérées, conflits avec les parents d’élèves… En Tunisie, c’est tout le secteur de l’enseignement qui est en crise.

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Par - à Tunis
Mis à jour le 17 novembre 2021 à 17:53

Présentation du projet Ramsess aux étudiants de l’université libre de Tunis, lors de la rentrée 2021. © Nadia Guendouz / Sawssen Ben Chaabane

À Sousse (Est), des élèves tentent d’incendier leur école avec des cocktails Molotov. À Mahdia (Est), une enseignante d’anglais est traînée devant les tribunaux après avoir mis un zéro à un élève. À Ezzahra, en banlieue sud de Tunis, un collégien poignarde son professeur d’histoire-géographie qui ne lui a pas permis de repasser un examen auquel il avait été absent sans motif ; un autre exhibe en classe des dessous féminins pour faire rire ses camarades…

120 000 abandons scolaires

Ce ne sont là que les incidents les plus saillants de la dernière quinzaine en Tunisie. En réalité, cela fait de nombreuses années que le malaise du corps enseignant est généralisé. Mais les autorités sont dans le déni, et restent bloquées dans un âge d’or de l’éducation qui, au lendemain de l’indépendance, a permis à plusieurs générations de prendre l’ascenseur social.

Les familles considèrent que les enseignants prennent en otage les enfants

À l’occasion du 75e anniversaire de l’Unesco, le 10 novembre, la cheffe du gouvernement Najla Bouden a ainsi souligné que « la Tunisie a toujours considéré qu’une éducation solide reste le seul garant du progrès des peuples et de la construction d’un mur impénétrable contre l’extrémisme, le fanatisme et les tendances à la violence ».

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Antérieure à la révolution, la crise de l’enseignement s’est envenimée. « Chaque année, nous savons que nous ferons face à des grèves et que les élèves seront les premiers à pâtir du bras de fer entre syndicats et gouvernement », explique un parent qui considère que la situation s’est encore aggravée avec la pandémie.

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Une organisation chaotique des examens et des programmes non bouclés sur fond de revendications syndicales ont contribué à creuser davantage le fossé entre l’école et les élèves. Le chiffre de 120 000 abandons scolaires annuels sur deux millions d’élèves en dit plus long que toute tentative d’explication.

« Nous-mêmes sommes perdus », assure Rached Frigui, un enseignant devenu directeur d’école, qui fait allusion à la rivalité entre Lassaad Yaacoubi, secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire, et Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Le premier tempête pour obtenir des hausses de salaire dans le corps enseignant quand le second préfère tempérer, arguant que des priorités plus urgentes sont sur la table.

Les profs ne reconnaissent plus un métier qui n’est ni respecté ni épanouissant

D’une grève l’autre, le ton se durcit au point que les familles considèrent que les enseignants prennent en otage les enfants. L’agression d’Ezzahra nourrit la tendance à la surenchère du syndicat de Yaacoubi, qui exige une loi incriminant spécifiquement la violence contre les enseignants alors qu’une loi protège déjà spécifiquement les agents de la fonction publique. « Plutôt que de discuter des moyens de désamorcer la violence en milieu scolaire, le syndicat pense sanction et creuse un peu plus le fossé », commente un professeur d’arabe.

Une profession ni respectée ni épanouissante

Les plus pondérés en appellent à une réforme de fond du système éducatif mais nombre des 156 000 professeurs du secondaire souffrent « d’un lent saignement ». Ils ne reconnaissent plus une profession qui n’est ni respectée ni épanouissante, et beaucoup affichent la nostalgie du temps où l’autorité du maître n’était pas remise en question.

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« La crise du secteur est d’ordre pragmatique, celle des enseignants est beaucoup plus psychologique car elle doit composer avec un échec scolaire édifiant », relève de son côté un cadre administratif.

Programmes inadéquats ; lobbies qui gangrènent la bonne marche du ministère ; jeunes dont on étouffe la créativité… Des problèmes qui ont progressivement parasité la bonne volonté de Souad, professeure de mathématiques qui enchaîne les congés de longue durée après être tombée dans la dépression.

Témoin des conséquences de la réforme des années 1970 qui a, selon elle, détérioré la maîtrise de l’arabe et du français, elle attribue à la réforme de 1991 le fait d’avoir mis à genoux la qualité du système éducatif.

Depuis la révolution, nous sommes en première ligne

La création d’un enseignement de base composé d’un premier cycle d’études primaires et d’un second cycle de trois ans au collège a contraint le recrutement rapide d’enseignants qui n’avaient pas été suffisamment formés pour assimiler et transmettre un nouveau programme sans encadrement pédagogique, comme le mentionne un rapport de l’OCDE en 2013.

Indifférence désabusée

En outre, l’introduction en 2002 du système d’orientation, qui visait à produire des profils adaptés au marché du travail, complique le travail des enseignants, qui doivent se plier à un système éducatif axé sur la compétence professionnelle.

« Depuis la révolution, nous sommes en première ligne et pris à partie par les parents qui nous dénient le rôle d’éducateur et qui estiment que leurs enfants sont des victimes du corps enseignant ; ils encouragent l’irrespect et ne posent pas de freins à la violence », dénonce Saloua, une enseignante du Kef qui constate une dégradation rapide des rapports entre éducateurs et élèves.

La souffrance s’installe dans la profession et finit par se muer en indifférence désabusée : le fonctionnement du système éducatif démotive même ceux qui voyaient l’enseignement comme une vocation. De quoi expliquer le chiffre de 1,5 million d’absences annuelles chez les professeurs.

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« Et les élèves ? On en parle ? Ceux qui subissent la violence et le harcèlement de leurs professeurs, ceux qui sont instrumentalisés et manipulés par des responsables d’écoles, ceux qui sont victimes de sévices ou d’attouchements sexuels… Les cas sont tellement nombreux… », s’insurge Tarek Garouachi, cadre au ministère de l’Éducation, qui déchante après plus de vingt ans dans l’enseignement public.

Il suggère néanmoins que la future réforme de l’enseignement s’interroge au préalable sur le ou les profils souhaités pour les élèves au sortir de leur formation et les conditions à leur offrir pour qu’ils s’intègrent au mieux dans la société de demain. « Si ce point est éclairci, ce sera un soulagement, abonde un de ses collègues. Même si cela ne plaît pas aux syndicats qui préfèrent les négociations sociales aux réformes… »