Dans ce dossier
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En ce milieu de matinée, Philippe Mbarga Mboa n’est pas serein. Exceptionnellement, le ministre chargé de mission à la présidence de la République n’a pas rejoint son bureau du palais d’Etoudi. Il a choisi de rester à son domicile de Yaoundé. C’est ici, dans cette coquette villa aux abords des locaux de la Sûreté nationale et du gouverneur du Centre, qu’il s’attaque parfois à ses dossiers les plus épineux. Le visiteur du jour, Ignace Atangana, enseignant de son état, se présente à 10 heures. Ancien conseiller au ministère de l’Éducation nationale, il est un membre de la famille : son oncle a élevé Philippe Mbarga Mboa comme son fils. Alors le ministre a préféré le recevoir dans un cadre plus chaleureux.
Nous sommes à l’entame de l’année 2017. Ignace Atangana ne décolère pas. Représentant des familles Mvog Mbia Tsala et Mvog Ela, il entend faire valoir les droits que ces lignées fondatrices de Yaoundé détiennent sur des terrains situés au centre de la capitale, en face du Palais des sports. Dès 2011, l’enseignant et l’homme d’affaires Roger Semengue ont espéré y faire construire un centre commercial, démarchant le sud-africain ShopRite avant de s’adresser au groupe français CFAO (Carrefour). Des plans ont été tracés. Des visites ont été faites. Mais le projet n’avance plus.
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Depuis des années, l’État, qui ne veut pas être laissé à l’écart de ce projet de grande ampleur, semble tout faire pour le freiner, n’octroyant pas les autorisations nécessaires. Au palais d’Etoudi, le secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, s’est saisi du dossier. Quant à Atangana, il a écrit au chef de l’État Paul Biya – avec qui, privilège des grandes familles, il peut avoir un contact direct – pour lui faire part de son mécontentement. Début 2017, alors qu’il reçoit son interlocuteur, Philippe Mbarga Mboa est chargé de jouer les médiateurs. Mais la discussion fera long feu.
Ferdinand Ngoh Ngoh et la discrète expropriation
Calme, Ignace Atangana se dit sûr de son bon droit et de celui des communautés détentrices des permis fonciers des terrains convoités. Lorsque le ministre l’appelle à trouver une solution à l’amiable avec l’État, il reste inflexible. Contrairement à Philippe Mbarga Mboa, il ne sait pas que la présidence a déjà joué en toute discrétion un coup qui se veut décisif. Le 9 novembre 2016, une correspondance a en effet été transmise par le secrétaire général de la présidence Ferdinand Ngoh Ngoh aux services du Premier ministre Philémon Yang. Celle-ci, classée confidentielle, contient un « projet de décret » d’expropriation « pour cause d’utilité publique » s’appliquant à un peu plus de sept hectares de terrain situés en face du Palais des sports.

Courrier de Ferdinand Ngoh Ngoh à la primature le 9 novembre 2016. © DR
Le 14 novembre, Philémon Yang appose sa signature, sans que son acte soit publié au journal officiel. L’État, contre des dédommagements que les communautés lésées affirment ne jamais avoir touchés, exproprie les Mvog Mbia Tsala et les Mvog Ela. Dans le plus grand secret. Ignace Atangana n’apprend l’existence du décret que plusieurs mois plus tard, lors d’une convocation au ministère des Domaines. L’enseignant décide aussitôt de saisir la justice pour invalider l’acte. Le 27 novembre 2020, le tribunal administratif a d’ailleurs annulé ses effets pour une partie des titres fonciers concernés et doit se pencher ces prochains mois sur le reste des terrains. Mais l’État n’a pas dit son dernier mot.
Se réservant la possibilité de contester les décisions du tribunal devant la Cour suprême, il n’est pas resté inactif depuis son décret de novembre 2016. En 2017, il cède les 7 hectares concernés à deux sociétés : CFAO et Tandyl Development. Cette dernière se voit attribuer la moitié du site pour 100 millions de francs CFA par an (152 000 euros), dans le cadre d’un bail emphytéotique de 99 ans signé le 22 décembre 2017. En négociations avec l’État dès le début de 2017, elle prévoit de construire un « complexe hôtelier de haut standing et un centre d’affaires » jouxtant le centre commercial de CFAO. En raison, sans doute, du bras de fer au tribunal administratif, aucun travail n’a encore été effectué sur place et aucun complexe hôtelier ne semble près de sortir de terre. Si le projet a bel et bien existé, il est aujourd’hui en sommeil, comme Tandyl Development.

Dernière page du bail entre Tandyl Developement et l'État du Cameroun, signé le 22 décembre 2017. © DR
De Tandyl Development à Eran Moas
Société civile immobilière unipersonnelle au capital de 500 millions de francs CFA, cette entreprise n’a été immatriculée au registre du commerce de Yaoundé que dix mois plus tôt. Son siège social ne paie guère de mine : une boîte postale – numéro 35.588 – du quartier Bastos de la capitale. Quant à son gérant, un certain Emmanuel Urbach Guido, il est inconnu des milieux de Yaoundé. Selon les informations que Jeune Afrique a pu récolter, il s’agit en réalité d’Emanuel Urbach Guido, avec un seul « m » (contrairement à l’orthographe du bail du 22 décembre 2017). Avocat suisse de 49 ans, ce spécialiste en droit des contrats, exerçant en allemand, anglais et hébreu, a travaillé au sein de Kohli & Partners, cabinet de Zurich auquel il a joint son nom en 2018 pour former Kohli & Urbach.
Contacté par nos soins le 30 septembre et le 6 octobre derniers, cet ancien étudiant des universités de Zurich, Jérusalem et New York n’a pas donné suite. Les numéros de téléphone et adresses électroniques de Tandyl Development sont restés muets. Mais le nom de Kohli & Partners n’a pas manqué d’attirer notre attention. Ce n’est pas la première fois que ce cabinet spécialisé dans les montages offshore s’invite dans les cercles camerounais. Son nom figure sur un document daté du 13 avril 2018 et émanant du secrétariat général de la présidence de la République – le même à l’origine du décret d’expropriation de novembre 2016 à Yaoundé.
Cette fois, Ferdinand Ngoh Ngoh ordonne au directeur général du port autonome de Douala (PAD), Cyrus Ngo’o, de signer avec la société PortSec SA un marché de gré à gré portant sur la « sécurisation du périmètre et du contrôle des accès du port » pour un montant d’un peu plus de 25 milliards de francs CFA – et même 31 milliards après un avenant – et une durée de deux ans. L’administrateur de cette société, immatriculée au Panama – un autre paradis fiscal – par les soins du cabinet panaméen Icaza, Gonzalez, Ruiz & Aleman, n’est autre que Kohli & Partners, notre firme zurichoise. Plusieurs virements sont d’ailleurs exécutés en octobre 2018 et janvier 2019 par le PAD vers un compte géré par la firme au Liechtenstein.

Contrat de gré à gré signé le 13 avril 2018 entre Portsec SA et Ferdinand Ngoh Ngoh. © DR
Le système Moas dans le viseur des renseignements de Paul Biya
Le gérant de PortSec SA, Tsafir Tzvi, est inconnu des Camerounais, mais il a un point commun avec Kohli & Partners et Tandyl Development : Eran Moas, l’un des conseillers israéliens de l’état-major du Bataillon d’intervention rapide (BIR, forces spéciales). Tsafir Tzvi est un proche de ce dernier, lequel serait aussi à l’origine de la création de Tandyl Development, selon des sources ayant été en contact avec la société. Surtout, Moas, qui se présente comme un consultant indépendant, a déjà eu recours aux services de Kohli & Partners. En 2016, le cabinet s’est chargé pour lui de l’acquisition d’une villa d’une valeur de 6,5 milliards de francs CFA à Los Angeles, aux États-Unis, et le nom d’Eran Moas est associé à d’autres sociétés immobilières en Californie, comme Crown Royal Developers, qu’il a présidée au début des années 2010.
Le conseiller du BIR, interlocuteur favori du secrétaire général Ferdinand Ngoh Ngoh à la présidence, joue-t-il les agents commerciaux de luxe pour sa communauté ? Plusieurs de nos interlocuteurs l’indiquent clairement et la liste des participations israéliennes à des entreprises camerounaises, de la télécommunication à l’événementiel, est longue. L’Israélien, que nous avons contacté le 6 octobre, n’a pas répondu à nos questions au sujet de Tandyl Development. Il pourrait devoir le faire devant des autorités plus persuasives. Selon une source sécuritaire, les soupçons de favoritisme et de corruption auraient attiré l’attention au plus haut sommet de l’État, Paul Biya ayant chargé les renseignements extérieurs et leur patron, Maxime Eko Eko, de se pencher sur la question.