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Assassinat de Thomas Sankara : l’heure du procès
La thèse est connue et alimente depuis trois décennies les discussions autour de l’assassinat de Thomas Sankara. Washington, qui goûtait peu les diatribes anti-impérialistes de Thomas Sankara et s’inquiétait de ses liens – réels ou supposés – avec le Cuba de Castro et la Libye de Kadhafi, aurait agi en coulisse pour éliminer un président décidément gênant.
La thèse de l’implication américaine dans l’assassinat du père de la révolution burkinabè a connu un regain d’intérêt en 2015, lorsque la RAI a diffusé « Ombres africaines », un documentaire réalisé par le journaliste d’investigation italien Silvestro Montanaro.
La thèse Taylor
S’appuyant notamment sur les témoignages de Jewel Howard Taylor, l’ancienne épouse de Charles Taylor, de Momo Jiba, l’ex-aide de camp de l’ancien président libérien, ou encore de Cyril Allen, un responsable de son parti, le National Patriotic Front of Liberia (NPFL), Montanaro affirmait dans son film que la CIA avait prêté main forte à la France pour provoquer la chute de Sankara.
À l’en croire, Charles Taylor, qui s’était « évadé » le 15 septembre 1985 d’une prison ultra sécurisée dans le comté de Plymouth (Massachusetts), aurait joué un rôle central dans ce complot international. Les services américains l’auraient aidé dans sa fuite, avec deux objectifs en tête : d’une part, déstabiliser le régime de Samuel Doe (torturé et assassiné cinq ans plus tard) et d’autre part, infiltrer le mouvement sankariste, en « neutraliser » la principale figure, et faire du Burkina une base arrière pour s’attaquer au président libérien.
Mais le documentaire pâtit de nombreuses inexactitudes. Il se trompe notamment sur l’heure et le lieu de l’assassinat de Thomas Sankara. Difficile, donc, d’en faire une preuve à charge suffisamment crédible pour étayer la thèse, tenace, d’un complot international mêlant la CIA et la France – les relations entre le président François Mitterrand et le jeune capitaine burkinabè étaient notoirement exécrables.
Ce volet international de l’affaire Sankara ne sera pas non plus abordé directement lors du procès qui s’ouvre ce lundi 11 octobre à Ouagadougou. Faute d’avoir pu mener l’instruction hors des frontières de son pays, le juge a en effet circonscrit le dossier à ses acteurs burkinabè.
Un coup d’État très suivi
Alors, que sait-on de ce présumé complot ? Pas besoin de se fatiguer côté français. Si Emmanuel Macron avait promis l’ouverture des archives françaises sur l’assassinat lors de son discours de Ouagadougou en 2017, les trois lots de documents mis à la disposition des autorités burkinabè ne comportent en fait que très peu d’éléments probants, l’essentiel se résumant à des notes d’analyses du ministère des Affaires étrangères et des câbles diplomatiques.
Du côté de Washington, les informations sont également pour le moins difficiles à obtenir. Par la grâce du Freedom of Information Act (FOIA) voté en 1967, la CIA a mis à disposition du public une impressionnante masse de documents. Ces archives, numérisées et accessibles en ligne sur un site dédié, n’ont pour l’heure pas fait l’objet d’une étude exhaustive. Mais en raison des restrictions à la toute relative transparence prévue par le FOIA – sécurité nationale, secret défense ou encore respect de la vie privé –, des pages entières sont barrées de larges « Page denied », et le texte est constellé de rectangles blancs cachant un nom, une date ou une appréciation…
Les services américains ont envoyé pas moins de 200 messages confidentiels depuis leurs bureaux ouest-africains
Une plongée de quelques heures dans ces archives éclaire cependant la vision qu’avait l’administration Reagan de Sankara et de sa révolution. Dans un memorandum daté du 1er novembre 1987, dont la très grande majorité des pages a été censurée, on mesure la mobilisation des services américains sur le dossier. Entre le 15 octobre et le 1er novembre, pas moins de 200 messages confidentiels ont été envoyés depuis leurs bureaux ouest-africains vers leur base de Washington.
L’évènement a « connu plusieurs rebondissements intéressants et a suscité de nombreuses réactions dans les pays voisins », écrit l’auteur de ce rapport d’opérations « sanitized » (« aseptisé »), selon le terme officiel. Autrement dit, dont les détails ont été soigneusement effacés. « Selon Blaise Compaoré, Thomas Sankara était devenu de plus en plus autocratique dans sa prise de décision et avait décidé d’arrêter et d’exécuter plusieurs membres de haut rang parmi ses alliés le 15 octobre », lit-on encore. Compaoré, désigné comme le nouvel homme fort de Ouagadougou après le 15 octobre 1987, « parle en termes vagues d’une “rectification” pour remettre la révolution sur les rails », note l’auteur du memorandum.
Un leader qui fait peur

Thomas Sankara, en 1986. © Pascal Maitre/JA
Au lendemain du coup d’État, les services américains basés à Ouaga constatent qu’il y a eu « quelques événements isolés d’étudiants exprimant des sentiments pro-Sankara » mais se félicitent qu’« il n’y ait pour le moment aucune opposition ».
Un mois plus tard, c’est cette fois dans un rapport du Foreign Broadcast Information Service, visé par le chef des opérations de la CIA à Abidjan, que l’on retrouve la trace de Sankara… Et de JA. « Suite aux accusations de Jeune Afrique liant la Côte d’Ivoire au coup d’État qui a renversé le Burkinabè Thomas Sankara, le bureau politique du parti au pouvoir, le PDCI, a vivement réagi en démentant les allégations et en interdisant la diffusion du magazine en Côte d’Ivoire ».
Si aucun des documents que nous avons pu consulter ne donne le moindre détail sur ce que savaient les services américains sur les circonstances exactes de l’assassinat de Sankara, l’abondante littérature produite par les officiers de la CIA permet de dégager l’image que Washington se faisait de ce « populiste ».
Pour les Américains, Sankara était un « populiste » frappé d’une « obsession pour les questions sécuritaires »
Dès son arrivée au pouvoir, le jeune capitaine fait peur aux Américains. Dans un « rapport d’avertissement » daté du 18 août 1983, les analystes de la CIA estiment encore « trop tôt pour dire si le régime de Sankara en Haute-Volta sera une copie conforme de celui de (passage censuré, il est question de Jerry Rawlings) au Ghana ». Mais pour Washington, tous les signaux sont au rouge : « Les deux gouvernements se tournent vers la Libye pour l’inspiration révolutionnaire et militaire et pour l’assistance économique ». L’officier de renseignement auteur de la note remarque cependant que « beaucoup d’individus associés au nouveau régime sont des marxistes-léninistes et pourraient se heurter avec la philosophie islamique radicale de Kadhafi ».
Dans une longue analyse classée secrète datée du 24 juillet 1986, mise à la disposition du public en 2011, l’officier de renseignement indique que « la menace la plus sérieuse pour Thomas Sankara vient de la Ligue patriotique pour le développement (LIPAD), un petit parti pro-soviétique qui l’a aidé à arriver au pouvoir ». Certains des membres du LIPAD, un temps écarté de la direction du pays, avaient été réintégrés dans le gouvernement. « Nous pensons qu’ils sont probablement en train de tenter de rediriger le Burkina vers une politique plus radicale, tout en intensifiant leurs efforts discrètement pour obtenir le soutien des mécontents parmi les citadins, les syndicalistes et les officiers. »
Proche de Tripoli et Moscou
L’analyste américain assure en outre qu’il y a « des signes grandissants d’insatisfaction » au sein de l’armée en raison d’un supposé « leadership terne » de Sankara. « Les officiers comme les hommes de troupe sont frustrés par son refus d’améliorer les capacités militaires, ses fréquentes purges parmi les officiers et l’intégration de “chiens de garde politiques” ». Au lendemain de la « guerre de Noël » entre le Mali et le Burkina, en 1985, les services américains écrivent : « Un coup d’État mené par des officiers insatisfaits est possible. » Cependant, « les fréquentes purges et le contrôle d’unités militaires clés par des conseillers proches devrait permettre (à Thomas Sankara) d’éviter une prise de pouvoir dans un avenir proche ».
Washington s’inquiète aussi beaucoup des relations entre le président burkinabè et la Libye et l’URSS. Selon une note, Thomas Sankara a « une obsession pour les questions sécuritaires », qui pourrait l’amener à se rapprocher de ces deux pays, ennemis jurés des États-Unis, afin d’obtenir « des offres d’assistance militaire ». Quant à la France, elle va « tolérer les postures de Thomas Sankara tant qu’elle croira à sa promesse de ne pas exporter sa « révolution » ou de ne pas permettre aux Libyens et aux Russes de faire du Burkina une base depuis laquelle déstabiliser les intérêts français dans la région ».
Un an avant l’assassinat du président burkinabè, les Américains avaient une autre crainte : « Si Sankara venait à perdre le pouvoir, nous pensons que le Burkina entrerait dans une période chaotique dont Tripoli et Moscou bénéficieraient probablement. » L’histoire ne leur a pas donné raison.