Politique

Tunisie : Première ministre ou cheffe du gouvernement, Najla Bouden (déjà) attendue au tournant

Les dossiers sensibles qui attendent Najla Bouden, chargée le 29 septembre de former un nouveau gouvernement, ne manquent pas. Aura-t-elle les coudées franches pour agir et choisir son équipe ?

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Par - à Tunis
Mis à jour le 1 octobre 2021 à 09:55

Le président Kais Saïed et Najla Bouden, à Tunis, le 29 septembre. © AFP

Surprise et soulagement ont prévalu à l’annonce de la désignation de Najla Bouden Romdhane, par le président Kaïs Saïed pour former une nouvelle équipe gouvernementale.

Depuis la mise en place de mesures d’exception, dont le gel de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et le limogeage de l’ancien chef du gouvernement, Hichem Mechichi, le 25 juillet, la Tunisie était dans l’attente du nom de son successeur comme gage de stabilité dans la conduite des affaires publiques.

Échaudé par ses choix précédents, le chef de l’État, malgré les pressions et l’approche d’échéances économiques incontournables, semblait prendre tout son temps pour doter l’exécutif d’un Premier ministre.

J’aurais préféré que sa désignation se fasse dans un cadre de légitimité constitutionnelle », souligne Yamina Zoghlami, une élue d’Ennahdha

Il a finalement opté pour une universitaire apolitique ayant une carrière académique irréprochable et qui a également géré, pour le compte de l’enseignement supérieur, des projets de réforme financés par la Banque mondiale (BM).

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Kaïs Saïed avait surpris par son passage en force du 25 juillet et sa détermination à opérer une refonte totale du système politique tunisien. Il prend une fois de plus tout le monde de court en nommant une femme à la Kasbah, une première en Tunisie et dans le monde arabe qui mérite d’être soulignée.

Joli coup de com’

Le choix de Kaïs Saïed, qui bat en brèche son image de président conservateur, a réjoui l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), qui rappelle qu’en début de mandat, plusieurs membres de son équipe étaient des femmes.

Un joli coup de com’ qui vaut à la Tunisie, laquelle a besoin de restaurer son image, de faire la une des médias étrangers. « Mieux vaut tard que jamais. Cette nomination marque une rupture pour fonder un changement et rassure sur le maintien des acquis des femmes. Mais on ne peut donner de chèque en blanc, ce premier pas est insuffisant », tacle Abid Briki, président du mouvement Tunisie en avant.

L’effet de surprise ne saurait en effet faire oublier les impératifs de cette étape de la transition politique voulue par le président. Les partis, qui ont été écartés du pouvoir par le gel de l’ARP, sont unanimes à rappeler que Najla Bouden doit obtenir l’aval des députés pour que son gouvernement soit légitime.

Cette géologue, spécialiste en sismologie, devra compenser l’absence de dialogue entre la présidence et les acteurs politiques

« J’aurais préféré que la désignation de Najla Bouden à la tête du gouvernement se fasse dans un cadre de légitimité constitutionnelle », souligne Yamina Zoghlami, une élue d’Ennahdha. Un avis que partage Oussama Khlifi de Qalb Tounes.

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Pour d’autres, les enjeux sont ailleurs. Nabil Hajji du Courant démocrate, qui déplore le non respect des règles constitutionnelles, affirme que le président ne peut se contenter de désigner des ministres dociles et qu’une femme doit aussi être compétente, d’autant que la situation économique est alarmante.

Une manière de rappeler que Najla Bouden Romdhane, 63 ans, devra compenser l’absence de dialogue entre la présidence et les acteurs politiques, et susciter un débat socio-économique avec les partenaires de la Kasbah.

« Il faut qu’elle ait la capacité de fédérer les partenaires sociaux et de tracer un programme de bonne gouvernance dans le respect des accords précédents », souhaite Samir Cheffi, secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Préjugé favorable

Les institutions nationales sont au diapason : Bassem Trifi, de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), regrette que cette dernière n’ait pas été consultée et rappelle que la géologue, spécialiste en sismologie, n’est nommée que pour la durée de la phase transitoire, laquelle n’a pas été définie dans le temps par le décret 117 du 20 septembre qui l’instaure.

Passée l’euphorie des premiers moments, les indicateurs économiques préoccupants ont tôt fait de rappeler tout le monde à l’ordre.

Celle qui est parfois présentée comme une amie d’Ichraf Chebil, l’épouse du président aura-t-elle les coudées franches pour rouvrir les canaux que Carthage a négligés ?

Bénéficiant d’un préjugé favorable, elle devra faire et présenter un bilan réel de l’état du pays, et boucler le budget en tenant compte des contraintes de la loi de finances 2022 et de la loi de finances complémentaire 2021.

Les décisions d’ordre politique, social et économique seront prises par le président de la République, pronostique Walid Jalled, député de Tahya Tounes

« Elle n’est pas économiste, comme l’imposerait la crise actuelle, et n’est pas familière de la finance : tout dépendra des personnes dont elle va s’entourer », estime une universitaire. Mais beaucoup attendent les premières initiatives de Najla Bouden Romdhane pour jauger sa réelle marge de manœuvre et la latitude dont elle dispose.

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En la désignant, Kaïs Saïed lui a notamment recommandé de lutter contre la corruption alors que les priorités sont pressantes et multiples. « Il compte sans doute remplir les caisses de l’État par la lutte anticorruption ou par de nouveaux prélèvements », s’irrite un chef d’entreprise qui se donne jusqu’à la fin de l’année pour mettre, ou pas, la clef sous la porte.

« Elle sera une simple exécutante. Les décisions d’ordre politique, social et économique seront prises par le président de la République », pronostique Walid Jalled, un député de Tahya Tounes.

Pourtant, la fille de l’iconique proviseur du lycée Alaoui, à Tunis, est aussi attendue sur le front diplomatique pour apaiser les tensions à l’international et rétablir une certaine confiance avec les partenaires étrangers.

« Finalement, celle à laquelle on ne connaît aucun passé politique devra plonger très vite dans le grand bain pour préparer une sortie en douceur de l’étape exceptionnelle dans laquelle le pays s’est embourbé », analyse un observateur, qui se demande si Najla Bouden Romdhane a pris la mesure de l’ampleur de sa tâche… Laquelle s’annonce d’autant plus délicate qu’elle n’aura vraisemblablement pas choisi son équipe.