Politique

Algérie-France : réparation des harkis, la fin d’un silence d’État ?

En annonçant aux harkis et à leurs descendants qu’ils recevraient des réparations, Emmanuel Macron a suscité une vague d’espoir. Mais le sort de ceux qui sont demeurés en Algérie reste en question.

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Mis à jour le 3 octobre 2021 à 11:17

JAD20211001-MMO-Algérie-Harkis Guerre d’Algerie – Harkis dans un camion militaire. Secteur d’Aumale (Sour El Ghozlane). Octobre 1960. © Marc Garanger/Aurimages via AFP

Une loi de « reconnaissance et de réparation » gravée dans le marbre. Le 20 septembre, Emmanuel Macron a reçu des représentants de la communauté harkie à l’Élysée pour leur demander pardon pour les manquements de la République française et annoncer un texte avant la fin de l’année destiné à « réparer ».

Supplétifs de l’armée française durant la guerre d’indépendance algérienne, certains sont parvenus à gagner la métropole quand d’autres sont restés en Algérie, où ils ont été marginalisés, persécutés, voire tués.

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Le drame des harkis illustre un autre aspect de la guerre d’Algérie mais surtout le rapport de l’État français à son histoire post-coloniale. Jacques Chirac fut le premier président à témoigner de la reconnaissance de la France, en instituant une Journée nationale d’hommage aux harkis, fixée le 25 septembre.

François Hollande, lui, avait reconnu la responsabilité de l’État dans le sort des harkis. Avec cette grande loi annoncée à la fin de son mandat, Emmanuel Macron veut lui aussi laisser une trace.

Emmanuel Macron est-il en passe de relever le défi mémoriel qu’il s’est fixé durant son mandat ? Le 20 septembre, face à la communauté harkie invitée à l’Élysée, le président français a une nouvelle fois franchi une étape significative dans la mémoire de la guerre d’Algérie. Emmanuel Macron nourrit, une fois de plus, la narration de son quinquennat, marqué par la volonté de faire bouger les lignes de ce sujet brûlant.

Toutes les mémoires

Car la séquence ouverte en 1954 et – officiellement – achevée en 1962 continue d’érafler le récit national français. Rapatriés d’Algérie, « pieds-noirs », militaires français, harkis, combattants du FLN, et leurs descendants… près de 10 millions de Français entretiennent aujourd’hui un lien avec la guerre d’Algérie.

Beaucoup étaient des paysans dépossédés de leurs terres par l’administration

Concernant la question des harkis, le sujet est doublement périlleux. Engagés par l’armée française, les 200 000 membres, selon les chiffres officiels, furent les chevilles ouvrières délaissées de l’armée française, avant d’être assimilés à des « collaborateurs » de l’ancienne puissance coloniale du côté algérien.

Un parallèle inopérant pour Gilles Manceron, historien du colonialisme français. « Quand Bouteflika en 2001 établit la comparaison harki/collabo, il a tout faux. Les trajectoires des harkis sont très diverses. Beaucoup étaient des paysans dépossédés de leurs terres par l’administration et qui n’adhéraient pas au projet colonial. Contrairement à la collaboration, il n’y avait pas de projet idéologique. »

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L’« abandon de la République », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron, connaît deux moments aussi déterminants que traumatiques. Le premier se résume à un télégramme envoyé, le 12 mai 1962 par le ministre des Armées Messmer aux forces militaires d’Alger. Le texte prévoit le refoulement en « Algérie de tous les anciens supplétifs qui arriveraient en métropole sans autorisation de [sa] part ».

Le discours d’Emmanuel Macron est réparateur pour les vivants

Une missive capitale puisqu’elle formalise l’abandon de la République de ces anciens supplétifs dont des dizaines de milliers seront exécutés en Algérie. Si le nombre de 150 000 victimes des représailles est régulièrement avancé par cette communauté, l’historien Benjamin Stora évoque plutôt une fourchette allant de 10 000 à 25 000 individus.

Le second moment renvoie aux conditions de vie des familles de harkis parvenues à rejoindre la métropole, jusqu’au début des années 1980. Si le vocable officiel décrit les structures où ils sont envoyés comme des « Camps d’accueil des rapatriés d’Algérie » (CARA), la réalité est tout autre.

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Entre 1962 et 1964, 22 000 personnes, dont des femmes et des enfants, ont ainsi transité par ces camps au confort rudimentaire. Dans ces hameaux de forestage constitués de préfabriqués en ciment, la vie ressemble davantage à celle d’un camp d’internement, à l’écart de la vie sociale des villages avoisinants. Comme le rappelle Gilles Manceron, cette situation est le résultat « d’un traitement colonial interne à la France ».

Le tabou des camps d’internement

Une perspective historique essentielle pour comprendre l’impact des annonces d’Emmanuel Macron auprès de la communauté. Très impliquée dans cette question, Dalila Kerchouche, grand reporter, écrivain et scénariste, connaît intimement le sujet.

Mon frère a passé son enfance dans les barbelés, soumis à des privations de liberté, à un couvre-feu

« Le discours d’Emmanuel Macron est réparateur pour les vivants. C’est une reconnaissance inespérée qui met fin à soixante ans de silence, de diabolisation des harkis. Il a trouvé les mots justes », résume la jeune femme, également invitée à la tribune, durant la réception.

Fille d’un harki, elle nait en 1973 dans le camp de Bias, au cœur du Lot-et-Garonne. Sa famille y restera de nombreuses années. « Mon frère y a vécu jusqu’à ses douze ans et cela lui a laissé une trace. » Depuis, il s’est suicidé.

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Si elle n’a pas de souvenirs de Bias, la journaliste a largement documenté ses ouvrages. « Mon frère a passé son enfance dans les barbelés, soumis à des privations de liberté, à un couvre-feu. Tous les matins, il voyait notre père qui devait se lever pour saluer le drapeau. »

Et la journaliste de décrire « un microcosme oppressif voire totalitariste ». Alors quand elle entend Emmanuel Macron reconnaître « l’abandon de la République » tout en annonçant des réparations, elle ajoute que « cette recherche de vérité est aussi thérapeutique ».

Il faut maintenant évaluer le traumatisme et les préjudices provoqués par ce qu’elle décrit comme « la ségrégation dont l’État français a fait preuve dans la gestion des camps ».

Réparations et filiation

« Après 1975 et la fermeture des derniers camps à la suite des révoltes des enfants de harkis à l’été, la question de notre place dans la société s’est heurtée au racisme et aux discriminations. » Avec des conséquences encore palpables aujourd’hui en matière d’intégration sociale.

Sceptique jusqu’ici, Boaza Gasmi, président du Comité national de liaison des harkis (CNLH), était présent à l’Élysée le 20 septembre dernier. Voilà plusieurs années qu’il bataille pour placer la question de la réparation des harkis au cœur de l’agenda politique.

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Membre de la commission sur les harkis mise en place en janvier 2018 par la secrétaire d’État aux armées chargée de la mémoire des anciens combattants, Geneviève Darrieussecq a produit avec la CNLH un document de 52 pages. Avec un chiffrage précis du montant des réparations demandées : 40 milliards d’euros, face aux 40 millions d’euros sur quatre ans proposés la même année par le préfet Dominique Ceaux aux 80 000 ayants droits….

C’est un président né après la guerre d’Algérie. Il n’est ni dans la culpabilité ni dans les névroses

Pas étonnant, dès lors, que les annonces de Macron créent une rupture sur le sujet. Dans le bon sens du terme. Si Boaza Gasmi se montre confiant, de son côté, Dalila Kerchouche garde la tête froide. « On ne peut pas encore dire que c’est acquis. Je suis optimiste mais je serai vigilante pour que la loi soit à la hauteur des attentes. »

Au-delà des enjeux financiers, se joue aussi l’image de la République vis-à-vis d’elle-même. Et donc de ses concitoyens. Et le volontarisme mémoriel affiché par le président Macron renvoie à la génération à laquelle il appartient. « C’est un président né après la guerre d’Algérie. Il n’est ni dans la culpabilité ni dans les névroses, analyse Dalila Kerchouche. Il gère ce défi mémoriel avec un regard moderne et décomplexé. » Pour autant, cette loi qui sanctuariserait le drame des harkis, va-t-elle voir le jour sereinement ?

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Le lyrisme mémoriel de Macron risque de se heurter au mur des réalités. S’il voit les annonces de Macron d’un bon œil, Pierre Daum, auteur de Le Dernier tabou : les « harkis » restés en Algérie après l’indépendance (éditions Actes Sud, 2015) tient à nuancer. « Dans cette geste mémorielle, il y a un angle mort, ce sont les harkis qui se trouvent toujours en Algérie. »

Comment l’État français se positionne-t-il sur ce sujet ? La question ne trouve pas de réponse dans le discours dominant. Un discours fondé sur un mythe : « En 1962, certains harkis sont parvenus à rejoindre la métropole malgré la décision du général de Gaulle d’interdire les rapatriements, inquiet d’une invasion musulmane. Le reste aurait été massacré. »

Les harkis d’Algérie, un angle mort

Or, à lire l’enquête du journaliste, un autre récit émerge. « S’il y a bien eu des milliers d’assassinats en 1962, l’immense majorité des harkis est restée en Algérie sans être tuée ».

Tous les matins, de vieux messieurs viennent demander leur pension d’ancien combattant

Les chiffres avancés par Pierre Daum interpellent. « Environ 25 000 harkis sont venus en France en 1962. Avec leurs familles, on arrive à 80 000 personnes. Or ceux restés en Algérie sont au bas mot 300 000, sans compter leurs proches. »

Des données « exagérées » aux yeux de Dalila Kerchouche, mais qui pourraient se transformer en caillou dans la chaussure de Macron. Depuis le 29 novembre 1976, un décret attribue le statut d’anciens combattants aux harkis réfugiés en France. En excluant ceux restés en Algérie. Or « en 2010, le Conseil d’État a acté, sous l’impulsion de l’association Harkis et Vérités, le caractère injuste de cette disposition » rappelle Pierre Daum.

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Depuis, l’antenne algéroise de l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre, représentant de l’État français, est le théâtre d’une curieuse scène. « Tous les matins, de vieux messieurs viennent demander à l’ancienne puissance coloniale leur pension d’ancien combattant de l’armée française, raconte Pierre Daum. Et avec la loi de réparation annoncée par Emmanuel Macron, ces harkis et leurs descendants pourraient y prétendre » Au titre de services rendus à la France.