De l’ouest à l’est libyens, le règne de la confusion a repris le pas sur la politique de réunification. La semaine dernière a été marquée par une série de coups de théâtre qui ont replongé la Libye dans l’incertitude. Les élections prévues en décembre sont désormais plus que jamais compromises.
Les déclarations du président Mohamed al-Menfi, le 24 septembre, à New York, selon lesquelles la loi électorale devait faire l’objet d’un consensus entre le Parlement et le Haut Conseil d’État, ont compliqué un peu plus la donne.
L’idée de cette motion est de limiter la marge de manœuvre et le pouvoir du gouvernement.
Car ce consensus a volé en éclats le 21 septembre avec le vote, à huis clos, par la Chambre des représentants de Tobrouk, d’une motion de défiance contre le gouvernement intérimaire d’union nationale (GUN) d’Abdulhamid al-Dabaiba. Cette volte-face contre le GUN a été orchestrée par l’influent président de la Chambre, Aguila Saleh Issa.
Ce dernier bénéficie d’une forte assise à l’Est, où sa tribu, les Obeidat, est influente. Pour gagner les voix des députés de l’Ouest, il a bénéficié de l’appui du numéro deux de la Chambre, Fawzi Nweri, originaire de la Tripolitaine. Au final, la motion aurait obtenu 89 votes sur 110, selon Aguila Saleh Issa. Des chiffres toujours contestés par certains députés.
Les manigances d’Aguila Saleh
Comme de nombreux acteurs de la scène libyenne, Aguila Saleh Issa joue sur plusieurs tableaux. En torpillant le GUN, il veut fragiliser Abdulhamid al-Dabaiba, favorisant un regain de tension et, partant, un report des élections. Ce nouveau blocage lui permettrait de faire émerger un gouvernement parallèle sous l’égide d’une nouvelle alliance, comme ce fut le cas en 2016.
C’est une hypothèse envisagée par Emaddedin Badi, analyste à la Global Initiative against Transnational Organized Crime, qui estime que « l’idée de cette motion est de limiter la marge de manœuvre et le pouvoir du gouvernement, et de torpiller ses accords économiques avec d’autres pays ».
Mais Aguila Saleh Issa, 77 ans, qui se rêve un destin présidentiel, joue également la carte des élections en cherchant, selon plusieurs observateurs, à former un ticket avec l’ex-ministre de l’Intérieur misrati Fathi Bachagha, comme lors des élections de mars. Cette possibilité n’est d’ailleurs pas exclue par l’intéressé (voir notre interview).
Le président de la Chambre des représentants a consolidé sa position par son passage en force sur la loi électorale, qui semble taillée sur mesure et qu’il a imposée le 9 septembre sans l’accord du Haut Conseil d’État, pourtant requis par la feuille de route onusienne.
Soucieux de faire avancer le processus électoral, la mission des Nations unies en Libye (UNSMIL), ainsi que les Américains et les Européens en ont cependant pris acte.
Dabaiba gagne en popularité
Mais l’UNSMIL a conforté la légitimité du Premier ministre Abdulhamid al-Dabaiba en désavouant la motion de censure du Parlement.
Elle a rappelé dans un communiqué que « le GUN actuel reste le gouvernement légitime jusqu’à ce qu’il soit remplacé par un autre gouvernement dans le cadre d’un processus régulier, après les élections ». Une centaine de manifestants se sont rassemblés le 24 septembre sur la Place des Martyrs, à Tripoli, à l’appel du Premier ministre.
Ce dernier bénéficie d’une assise populaire qu’il cultive depuis sa prise de fonctions en mars. Il a lancé un plan en faveur des jeunes qui a été plébiscité et s’affiche volontiers lors des événements sportifs.
« Cette motion a renforcé la popularité de Dabaiba. Les Libyens ne veulent pas revenir aux divisions de 2016 et ils voient en lui un bosseur qui fait le job », estime Emaddedin Badi. Le Premier ministre aura en outre une plus grande marge de manœuvre sur le plan économique. « Il pourra se passer de l’accord du Parlement pour avancer puisque celui-ci ne le reconnaît plus », explique l’analyste.
Abdulhamid al-Dabaiba pilotait de toute manière un gouvernement sans budget, bloqué par le Parlement depuis mars. Et il garde un atout majeur dans sa manche : le soutien du gouverneur de la Banque centrale libyenne, le tout-puissant argentier du pays.
À l’étranger, la casquette de businessman pragmatique de Dabaiba rassure. Le Premier ministre a ainsi signé une série de gros contrats de chantiers publics avec Ankara, allié de Tripoli, comme avec le Caire, soutien de Khalifa Haftar.
Haftar part en campagne
La variable Khalifa Haftar ajoute à la confusion générale. Les doutes planant sur sa participation à la présidentielle ont été levés par la nomination, le 22 septembre, du lieutenant Abdel Razek Nadouri pour le remplacer temporairement à la tête de l’Armée nationale libyenne (ANL). La loi électorale requiert que les candidats exerçant des responsabilités militaires délaissent leur fonction 90 jours avant le scrutin.
Pour Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye, Khalifa Haftar n’aurait pas pu renoncer à être candidat car il a besoin de renforcer sa visibilité et son influence, affaiblies depuis juin 2020. Et si la probabilité que les élections n’aient pas lieu reste forte, il se peut, en cas de scrutin « que Haftar manipule l’issue du vote dans ses territoires. Comme l’a démontré, en juin, le kidnapping de Mansour Ati al-Magharbi – un activiste qui travaillait sur les élections –, la coalition armée de Haftar jouit d’un immense pouvoir coercitif à l’Est », rappelle le chercheur.
Les Américains insistent de manière presque incantatoire depuis un an sur les élections.
Mais si l’agitation autour des élections relève plus de postures que d’une réelle croyance en un scrutin démocratique, ces prises de position pourraient peut-être conduire, selon Jalal Harchaoui, à un arrangement négocié.
Cacophonie internationale
Les Émirats arabes unis, principal allié du maréchal, l’épaulent toujours sans ciller afin d’affaiblir l’ancrage des Turcs en Libye. Mais Khalifa Haftar a imposé sa candidature à l’Égypte, qui n’y est pas favorable.
Le Caire est soucieux de sa sécurité aux frontières, mais il veut aussi sécuriser ses intérêts économiques. Or « l’ambition de Haftar peut contribuer à renverser un gouvernement qui finalement s’est révélé assez pratique pour l’Égypte. Dabaiba a réussi à séduire le gouvernement égyptien d’un point de vue économique », explique Jalel Harchaoui.
De son côté, Washington continue à maintenir une posture ambiguë sur le dossier libyen. « Les Américains insistent de manière presque incantatoire depuis un an sur les élections. Et dans le même temps, ils n’exercent aucune pression en ce sens sur Haftar et les autres acteurs de l’Est libyen », note Jalel Harchaoui. Pour les Etats-Unis, la principale priorité en Libye reste d’acter le départ des forces étrangères, notamment celui de la société russe Wagner.