Libye : la Turquie en pole position sur les chantiers de la reconstruction

Plusieurs groupes internationaux lorgnent un marché estimé à 111 milliards de dollars. Ankara pour le moment une longueur d’avance sur ses concurrents italiens, chinois et français. Mais l’instabilité politique pourrait rebattre les cartes.

Le Premier ministre libyen Abdelhamid Dbeiba sur le chantier de la centrale électrique turque Enka, à Tripoli, en mai 2021. © Muhammed Ertima/ANADOLU AGENCY/AFP

Le Premier ministre libyen Abdelhamid Dbeiba sur le chantier de la centrale électrique turque Enka, à Tripoli, en mai 2021. © Muhammed Ertima/ANADOLU AGENCY/AFP

Publié le 27 octobre 2021 Lecture : 5 minutes.

Chantier de l’Iconic Tower du Caire, mené par la China State Construction Engineering Corporation (CSCEC). © Sui Xiankai/XINHUA-REA
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BTP : bataille de position dans un secteur en recomposition

Alors que l’expansion tous azimuts des grands groupes chinois en Afrique semble marquer le pas, les sociétés occidentales se positionnent de plus en plus sur les projets de haute technicité ou sur le florissant marché de la construction durable. Immersion, de Tripoli à Dar es-Salaam, en passant par Dakar et Kinshasa, dans les grands chantiers continentaux des géants du BTP.

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Aéroports, routes, centrales électriques, la liste des chantiers d’infrastructures s’allonge en Libye. Dans ce pays ravagé par les conflits depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, le marché de la reconstruction pèse désormais près de 111 milliards d’euros. De juteux contrats qui aiguisent les appétits à l’international, même si la priorité est à la relance des vieux chantiers stoppés par la révolution, comme l’a annoncé le 27 août le Premier ministre, Abdelhamid Dabaiba, en lançant le plan de développement Reviving Life.

L’entrain des groupes se heurte à plusieurs obstacles. D’abord, l’État fonctionne toujours sans budget, et la National Oil Company, dont le pétrole présente la principale manne financière du pays, est secouée par des luttes politiques. Ensuite, l’espoir généré par la mise en place du gouvernement d’union nationale d’intérim (GUN), en mars, retombe à mesure que les échéances électorales de décembre se font incertaines.

L’instabilité actuelle est trop grande pour permettre le retour des sociétés étrangères

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Sur place, les divisions restent extrêmement palpables. « Il est très complexe d’aller de Tripoli à Benghazi et d’obtenir les autorisations de voyager nécessaires. La scission entre les deux parties du pays est toujours existante », relate un chef d’entreprise français actif en Libye. Pour l’économiste libyen Suleiman Alshahomy, « l’instabilité actuelle est trop grande pour permettre le retour des sociétés étrangères ».

Un gouvernement sous influence

Pour autant, cette conjoncture permet à la Turquie et à ses groupes – qui avaient  laissé près de 29 milliards de dollars de projets inachevés en 2011 – de tirer leur épingle du jeu. Ankara conserve un fort ascendant sur le GUN, dont le premier ministre Abdelhamid Dabeiba est un allié. Elle avait pris position dans l’ouest du pays depuis 2009 en soutenant l’ex-gouvernement de Fayez al-Sarraj.

Les sociétés turques signent des accords à tour de bras

Cette alliance a notamment été couronnée par les signatures d’accords bilatéraux maritimes, de défense et commerciaux. À Tripoli et Misrata, les délégations d’hommes d’affaires turcs se sont succédé, et les sociétés ont signé des memorandums of understanding (MoU) à tour de bras, en particulier avec le géant Albayrak proche du pouvoir à Ankara (lire encadré ci-dessous).

L’influent Conseil turc des relations économiques extérieures (Deik) a joué un rôle de tête de pont et défriché le terrain. Son président, Murtaza Karanfil, est lui-même actif en Libye à travers son conglomérat Karanfil Group. Exerçant dans la construction, Karanfil a inauguré en février une des plus grandes usines de béton du pays, pour un investissement global qui s’élèvera à 50 millions de dollars.

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Les groupes turcs s’imposent aussi dans la construction de centrales électriques gérées par la Compagnie générale d’électricité libyenne (Gecol). L’amélioration et la réparation du réseau électrique sont une des priorités du gouvernement face aux coupures de courant à répétition.

Autre géant turc du BTP, Enka a commencé en juin les travaux de la centrale électrique de 671 MW à l’ouest de Tripoli, en consortium avec l’allemand Siemens Energy, avec lequel il entreprend aussi la construction d’une centrale solaire de 650 MW à Misrata. Coût des deux chantiers : 700 millions d’euros. Un projet de construction de trois autres centrales électriques a été confié à une troisième société turque, Rönesans Holding, dirigée par Erman llicak, réputé proche de Recep Tayyip Erdogan.

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Le grand retour de Pékin

« La Chine, avec la Turquie, sera une des grandes gagnantes de la relance des anciens contrats et du marché de reconstruction », estime Suleiman Alshahomy. Xi Jinping est resté neutre dans le conflit qui oppose les camps de l’Ouest et de l’Est afin de ménager les intérêts économiques chinois sur place. C’est que, selon l’économiste, « la Libye représente un marché important pour la Chine, car elle s’inscrit dans sa stratégie de déploiement économique en Afrique. »

Pékin était très actif avant la révolution et, en 2011, réalisait ainsi près de 18,8 milliards de dollars de chiffre d’affaires en Libye. Le groupe étatique China State Construction Engineering (CSCE) négocie la relance de chantiers à Benghazi, dont celui de 20 000 logements. Il avait prévu d’investir au total 2,67 milliards de dollars dans des projets dont seule la moitié a abouti.

La Chine réalisait aussi des infrastructures pétrolières avec ses groupes étatiques National Pipeline Corporate, Sinopec Group et China National Offshore Oil Corporation.

Le Caire se repositionne à l’ouest

Allié au général de l’Est, Khalifa Haftar, Le Caire compte bien reprendre pied dans ce marché voisin. Le raïs Abdel Fattah al-Sissi avait ainsi rétabli les canaux de communication avec le gouvernement de Tripoli en avril.

Les groupes égyptiens patienteront jusqu’aux échéances électorales avant de se risquer sur place

L’Égypte ambitionne notamment de concrétiser le projet d’autoroute de 585 km reliant Salloum à Benghazi, estimé à 190,6 millions de dollars.

Malgré le ballet des délégations d’affaires, les groupes égyptiens patienteront aussi jusqu’aux échéances électorales avant de se risquer sur place, comme l’a affirmé le 22 août le patron de chambre de commerce égypto-libyenne, Nasser Bayan.

Rome et Paris à la peine

Malgré ses bonnes connexions avec le GUN et les puissants hommes d’affaires de Misrata, l’Italie peine à peser face à la Turquie. En revanche, Rome a ressuscité son projet de 400 km de route côtière reliant Musaid à Al Marj, dans le nord-est du pays. Ce projet de 963 millions d’euros financé par le gouvernement italien avait été signé par Mouammar Kadhafi et Silvio Berlusconi en 2008, en compensation du passé colonial de Rome. Les travaux, annoncés pour le printemps 2022, doivent être pilotés par le groupe italien Salini Impregilo Group.

Quant aux groupes français, dont le constructeur Vinci en tête, ils restent pour le moment en retrait. Si le Medef s’active en organisant des rencontres pour permettre aux firmes de préparer leur retour sur le marché libyen, la concrétisation se fait attendre.

Au-delà de l’influence croissante d’Ankara en Tripolitaine, ce repli est aussi symptomatique de la politique diplomatique de l’Élysée, qui a soutenu le général Khalifa Haftar, dont l’influence s’exerce en dehors de Tripoli et de Misrata, notamment en Cyrénaïque, dans des régions qui n’ont pas lancé de chantiers aussi importants.

L’influent constructeur Albayrak

Déjà actif sur le continent africain, le géant de la construction turc Albayrak Group a lancé son offensive sur les marchés libyens. Propriété de la famille éponyme, proche du président Recep Tayyip Erdogan, le conglomérat implanté à Istanbul est présidé par Omer Bolat, ancien président de l’organisation patronale islamiste Müsiad.

Dans le sillage de l’alliance entre Ankara et le gouvernement de Tripoli nouée à la suite de l’attaque de Khalifa Haftar contre Tripoli en 2019, Albayrak Group s’est positionné en août sur le contrat de construction du terminal de l’aéroport international de Tripoli, pourtant lorgné par son compatriote Rönesans Holding.

L’autorité civile de l’aviation libyenne avait estimé l’enveloppe globale pour l’extension de l’aéroport à 2,1 milliards de dollars. Albayrak est également en train de négocier le contrat de concession des terminaux du port de la zone franche de Misrata, Misrata Free Zone (MFZ). Celui-ci est stratégique car la MFZ est la plateforme logistique libyenne la plus importante.

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