Art africain : vie, mort et résurrection d’un masque bamiléké

La restauration de cet objet rituel provenant du Cameroun a été confiée à Naomi Kuperholc-Duruel, une jeune étudiante de l’Institut national du patrimoine. Un travail qui nécessite, au-delà de la technique, de se plonger dans l’histoire de l’œuvre et d’en retracer le parcours migratoire.

À l’Institut national du patrimoine (INP), Naomie Kuperholc-Duruel, spécialisée dans les tissus, restaure un masque du XVIIIe s. de l’ethnie bamiléké faisant partie des collections du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, à Aubervilliers, le 1er septembre 2021. © Vincent FOURNIER/JA

À l’Institut national du patrimoine (INP), Naomie Kuperholc-Duruel, spécialisée dans les tissus, restaure un masque du XVIIIe s. de l’ethnie bamiléké faisant partie des collections du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, à Aubervilliers, le 1er septembre 2021. © Vincent FOURNIER/JA

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Publié le 14 octobre 2021 Lecture : 7 minutes.

Il avait été créé pour danser, mais depuis de nombreuses années, il dormait dans les réserves du musée du quai Branly sous le numéro de matricule 73.1980.7.2. Une rangée de chiffres austères qui ne disent pas grand chose de ce masque tso bamiléké en tissus et végétaux, décoré de perles et représentant un homme-éléphant. Dans son malheur, cet objet cultuel multicolore et anthropomorphe a croisé la route d’une jeune étudiante de l’Institut national du patrimoine (INP), Naomi Kuperholc-Duruel. Dans le cadre de la préparation de son diplôme de restauratrice du patrimoine, cette dernière a choisi de se pencher sur son sort et de lui redonner, dans la mesure du possible, une nouvelle vie.

Restaurateur, ce chirurgien de l’art

Dans l’introduction du mémoire de plus de 200 pages qu’elle lui consacre, elle écrit ainsi : « Le choix de cet artéfact comme sujet de mémoire est aussi motivé par l’envie de continuer l’apprentissage de la conservation-restauration d’objets ethnographiques, que nous avions commencé au cours de nos études et de nos stages. Cela me conforte quant à l’importance de la pluridisciplinarité de notre métier, et me permet d’aborder des notions culturelles et matérielles très souvent éloignées de notre société. » Le débat nécessaire sur la restitution des œuvres d’art pillées pendant la colonisation a occulté nombre d’autres questionnements liés à la mémoire : comment conserve-t-on ? Comment restaure-t-on ? Comment entretient-t-on ?

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En France, l’Institut national du patrimoine forme une vingtaine de jeunes au métier de restaurateur, après un concours exigeant (environ 300 candidats par an) et cinq années d’études. Accompagnés par des professionnels, bénéficiant des 45 000 m2 d’ateliers installés à Aubervilliers (banlieue parisienne), ils peuvent se spécialiser dans les différentes disciplines artistiques et devenir, en quelque sorte, des chirurgiens de l’art luttant contre les ravages du temps. « Le restaurateur n’est pas un artiste, précise Marie-Christine Vigutto, chargée de communication à l’INP, il se place derrière l’artiste et va soigner son œuvre avec beaucoup de précaution pour la ramener à quelque chose de visible, au plus près de son aspect originel. »

La restauration d’objets ethnographiques nous permet d’aborder des notions culturelles et matérielles très souvent éloignées de notre société

Spécialisée dans le textile et intéressée par les œuvres composites complexes, Naomi Kuperholc-Duruel a été orientée vers ce masque de danse tso par le musée du quai Branly – Jacques Chirac lui-même. « Nous avons trois masques éléphants, dont un en très mauvais état, confie Hélène Joubert, responsable de l’unité patrimoniale Afrique. Nous n’avons pas de restaurateurs pour chaque spécialité, c’est pour cela que nous sommes en contact avec des restaurateurs indépendants et des étudiants de l’INP. Mais bien entendu, il faut que ce soit une œuvre intéressante à restaurer pour eux. » Naomi Kuperholc-Duruel a eu un véritable « coup de cœur » quand elle l’a découvert pour la première fois. « Il vaut mieux apprécier l’œuvre sur laquelle on va travailler, parce que l’on va passer beaucoup, beaucoup de temps avec elle », explique-t-elle en souriant, dans les ateliers d’Aubervilliers où elle officie.

Face à elle, allongé sur une table comme sur un lit d’hôpital, posé sur des coussins spécialement conçus pour lui, le masque éléphant s’apprête à sortir de convalescence. Les images affichées au mur permettent de prendre conscience du travail accompli : la coiffe a repris sa forme initiale, des trous ont été réparés, des sutures grossières ont été remplacées par des réparations plus discrètes… Mais pour l’oeil du profane, bien des interventions demeurent invisibles : le travail de restaurateur passe par une multitudes d’étapes, longues et minutieuses. Le sommaire du mémoire rédigé par l’étudiante le montre bien, il faut identifier l’œuvre, la replacer dans son contexte historique, sociologique et géographique, la comparer avec d’autres créations du même genre, comprendre son utilisation et la manière dont elle a été réalisée, analyser en détail les matériaux qui la constituent, lister l’ensemble des altérations, déterminer la manière dont chacune d’elle sera traitée ou pas. Une fois l’ensemble des interventions décidées, il faudra se muer en artisan patient capable de recoudre, dépoussiérer, fixer, teindre, consolider, remplacer, sans jamais dénaturer le propos d’un créateur mort depuis des années. Un travail minutieux exigeant patience, précision, détermination et surtout, modestie.

Itinéraire d’une œuvre

C’est ainsi que Naomi Kuperholc-Duruel a retracé l’itinéraire du masque 73.1980.7.2 depuis les Grassfields du Cameroun jusqu’aux caves du musée du quai Branly. Elle a dû pour cela s’immerger dans les traditions bamilékés. Elle explique :  « Le masque 73.1980.7.2 fait partie de la catégorie des masques cagoules, costume des initiés mkem [sociétés secrètes, NDLR]. Ils sont composés de textile sur lesquels sont cousus des matériaux divers (corne, pelage, cheveux humains, coquillages, perles, plumes) afin de former le décor. Les deux masques cagoules les plus connus sont les masques éléphants et les masques yegué. Ces objets sont produits par des gueva [créateurs] spécialisés parmi les plus importants dans leur catégorie car la production de masques rituels est un acte essentiel pour la transmission de la tradition. Ils véhiculent les valeurs magico-religieuses et la conscience collective des Bamilékés. […] Les masques que portent les membres des mkem prennent des formes spécifiques qui illustrent la vie de leur porteur. C’est pour cela que la plupart du temps, ils ont soit la forme soit les attributs d’un animal, très souvent le pi [double animal] du détenteur, puissant de préférence, car synonyme de force, de pouvoir et de courage. »

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Dans ce cas, l’éléphant, appelé « so », symbolise la royauté et la richesse. Le masque représente la trompe de l’animal, sa tête et ses oreilles, le tout agrémenté d’une figure humaine avec le nez, la bouche, les yeux. Les mkem rattachées aux masques éléphants sont « les sociétés Aka et Kuosi qui incluent tout l’entourage du fo [roi] – famille et serviteurs –, les notables (kam) et les individus les plus riches du gung ». Il est porté pour deux danses spécifiques, la danse du tso et celle du nzen qui ont lieu en des occasions bien particulières­ : enterrement du fo, fin de la moisson, rites bisannuels du ké [force spirituelle]…

La question des restitutions est fondamentale pour moi, mais elle concerne surtout l’institution. Ce qui m’importe avant tout, c’est la conservation de l’objet

Avant de prendre en main ce masque, désormais bien éloigné de ses racines originelles, Naomi Kuperholc-Duruel a précisé ne pas vouloir travailler sur une œuvre qui ferait l’objet d’un litige. « La question des restitutions est fondamentale pour moi, mais elle concerne surtout l’institution. Ce qui m’importe avant tout, c’est la conservation de l’objet. Je fais mon travail comme s’il s’agissait de n’importe quel artéfact. »

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L’histoire de ce masque éléphant Mbap Mten ne prête pas vraiment à controverse : sans doute constitué de deux parties créées à des époques différentes – la trompe serait précoloniale, la coiffe postcoloniale, en raison de la présence de perles vert foncé – il a été acheté à Foumbam, dans les années 1970, par Alain Dufour, actuel directeur de la galerie Afrique ; Alain Dufour, qui l’a rapporté en France. Il a ensuite été exposé par la galerie Bernard, à Ramatuelle (Sud de la France) avec tout un ensemble de masques éléphants. Il aurait dû ensuite rejoindre Heidelberg, en République fédérale allemande, où la galerie l’envoyait. Bloqué en douane le 19 novembre 1980, il a attiré l’attention du directeur du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO), qui s’est déplacé en personne pour jeter un œil à un ensemble de 177 pièces provenant de la chefferie Bandjoun. Avec quatre autres objets, le masque a été retenu, sur des critères d’ancienneté, et acheté par l’État français pour 1 250 francs. Les collections du MNAAO ont ensuite rejoint celle du quai Branly à sa création. Ainsi est mort le masque éléphant, jusqu’à ce que les doigts et la patience de Naomi Kuperholc-Duruel le ressuscitent.

Exposition hors les murs

Son mémoire détaille l’étude technique des matériaux, l’état de conservation général, l’ensemble des altérations subies et, bien entendu, l’ensemble des interventions de restauration et de conservation effectuées. « C’est un travail que l’on effectue avec l’idée d’exposer un jour l’objet : on le traite dans sa globalité en gardant cet objectif en tête, dit-elle. Il faut retrouver sa forme initiale, sans inventer bien entendu, et stopper sa dégradation. » Dans ce cas précis, l’étudiante s’est concentrée sur la coiffe et les oreilles. Elle a retiré la cage métallique et la mousse de polyuréthane qui avaient été utilisées pour rembourrer la coiffe et lui a redonné une forme plus proche de celle qu’elle avait à l’origine, avec des matériaux pérennes. Elle a remplacé des raccommodages qui tiraient sur le textile et créaient des tensions sur l’objet. Elle a aussi recouvert un morceau de feutre rouge postérieur à sa création, mais sans le remplacer afin de conserver une trace de son histoire.

Tout ce travail de restauration a exigé un équilibre entre respect des intentions de l’artiste et interventions indispensables. « J’ai aussi dépoussiéré les perles, explique-t-elle. Il est possible d’effectuer un décrassage complet, mais le musée du quai Branly n’y est pas favorable, préférant montrer une valeur d’usage. » Pour un masque utilisé lors de danses, le 73.1980.7.2. n’était pas en si mauvais état que cela… Bien sûr, malgré les soins reçus, il ne dansera plus. Mais Naomi Kuperholc-Duruel a imaginé un astucieux système de présentation à base d’aimant qui permettra de le présenter au public. Cette renaissance aura lieu au musée national de Mexico, dans le cadre d’une exposition hors les murs du musée du quai Branly.

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