Connu pour son combat anti-CFA, qu’il poursuit avec détermination, l’économiste et ancien ministre de la Prospective togolais Kako Nubukpo est aussi un spécialiste des filières agricoles. Auteur d’un ouvrage sur l’insécurité alimentaire et d’un autre traitant notamment de la filière coton, il a collaboré, d’octobre 2019 à juin 2020, en tant que chercheur, avec le Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Nommé commissaire de l’Uemoa en mai, il pilote désormais l’actualisation de la politique agricole de l’institution ouest-africaine adoptée en 2001, afin de prendre en compte la transition écologique et les besoins de la jeunesse. Pour Jeune Afrique, il livre son opinion sur les conditions du passage du franc CFA à l’eco et fait le bilan de santé du secteur primaire en Afrique de l’Ouest.
Jeune Afrique : Vous avez publié, fin août, un ouvrage collectif coédité avec la Fondation Jean- Jaurès intitulé : Demain la souveraineté monétaire ? Du FCFA à l’eco. L’Afrique de l’Ouest n’est-elle pas sur la bonne voie ?
Kako Kossivi Nubukpo: Ce titre sous forme d’interrogation rappelle qu’en l’état nos pays ne bénéficient pas d’une souveraineté monétaire, mais que nous poursuivons nos efforts pour y parvenir. Il jette également un regard prospectif sur les scénarios possibles. Il a été rédigé en amont des États généraux de l’eco, tenus à Lomé en mai 2021, qui ont permis de rédiger une feuille de route pour aboutir à l’adoption de cette nouvelle monnaie. Trois éléments me paraissent essentiels. Primo : la transformation structurelle des économies africaines. Quand vous avez une population qui double tous les 25 ans, la création d’emplois est primordiale.
Pour mettre tout cela en musique, il faut s’appuyer sur une monnaie commune et non une monnaie unique
Secondo : la création de l’eco doit reposer sur le principe de la solidarité impliquant la mise en commun des réserves de change et le recours à un fédéralisme budgétaire. Tertio : pour mettre tout cela en musique, il faut s’appuyer sur une monnaie commune et non une monnaie unique. On se rend compte qu’il subsiste énormément de divergences entre les économies ouest-africaines qui rendent irréaliste la mise en place à court terme d’une monnaie unique. En revanche, conformément à ce que l’Union européenne des paiements a fait entre 1950 et 1958, il faut mettre en place un référent commun, ici l’eco, défini sur la base d’un panier de devises, en l’occurrence quatre : euro, dollars, yuan, livre sterling. Cette monnaie pivot peut permettre la création d’un corridor dans lequel les monnaies actuelles pourraient flotter et converger. L’enjeu est désormais de faire un suivi rigoureux des avancées et c’est l’objet de la création des « Conversations monétaires de Lomé », qui se tiendront tous les deux ans.
Quel est l’enjeu d’avoir une monnaie à l’échelle régionale ?
Nous visons plutôt un panafricain monétaire. C’est-à-dire quels peuvent être les ressorts d’une monnaie africaine. Ceux-ci sont multidimensionnels, et non pas seulement économiques. Parce que lorsqu’on parle de marché, référence est faite exclusivement à l’économie. Alors que dans la quête de souveraineté, il y a les aspects anthropologiques, philosophiques, sociologiques et même historiques ou religieux. Les premières monnaies avaient une dimension religieuse très forte qui permettait de payer les dettes vis-à-vis de Dieu.
Le secteur agricole africain fait vivre 70% de notre population
La Cedeao fixe un nouvel horizon pour la mise en place de la monnaie commune en 2027. Êtes-vous optimiste sur ce nouveau délai ?
Les reports successifs depuis 1983 posent la question de la crédibilité de ce calendrier. Nous constatons des avancées techniques. Mais, je redoute l’absence d’un réel volontarisme politique, pourtant indispensable à cette réforme. C’est pour cela que partant du principe de « qui peut le plus, peut le moins », les États généraux de Lomé ont suggéré d’adopter l’eco comme monnaie commune et non unique pour marquer le caractère graduel de la construction monétaire ouest-africaine. Cela nous semble plus réaliste que l’annonce d’une monnaie unique même en 2027.
En qualité de commissaire de l’Uemoa chargé de l’agriculture, quelle est votre opinion sur le potentiel de ce secteur pour la création d’emplois ?
Le secteur agricole africain fait vivre 70% de notre population. Même si nous assistons à une urbanisation accélérée. L’Afrique à cette particularité unique de voir sa population rurale croître en même temps que celle des citadins. La transition démographique africaine est spécifique à cet égard, et nous devons gérer à la fois les défis urbains et ruraux. Entre les deux, se trouvent des zones grises où la population ne vit ni vraiment dans des villages, ni vraiment en ville. Il est étonnant de constater que sur les vingt dernières années, sur dix emplois créés sur le continent six l’ont été dans l’agriculture, particulièrement en Afrique de l’Ouest et trois dans les services et seulement un dans l’industrie. Mais, en termes de contribution au PIB africain, le secteur agricole ne compte que pour 17% contre 50% pour les services.
Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
L’écart entre la taille de la population rurale et sa contribution au PIB est lié à la faiblesse de la productivité agricole. L’occident s’est développé grâce à la révolution agraire qui a permis au surplus de bras valides de se diriger vers l’industrie et les services. En Afrique, le schéma est différent avec une économie reposant sur les secteurs primaire et tertiaire. Or, c’est le secteur secondaire qui crée l’emploi et la valeur ajoutée. De ce point de vue, le défi de l’agriculture africaine est d’arriver à accroître sa productivité et à entamer la valorisation de ses productions pour permettre l’émergence d’une agro-industrie forte, capable d’irriguer le tertiaire de main d’œuvre.
L’essor agricole est lié à celui des transports. Si nous réussissons ce défi, nous créerons des emplois et de la richesse
Quels sont les défis de l’agriculture ouest-africaine ?
Ils sont de trois ordres. D’abord la productivité (maîtrise de l’eau, recherche variétale, itinéraire technique). Il n’est pas normal que 60 ans après les indépendances, nous couvrions à peine 60% de nos besoins alimentaires. C’est en premier lieu la faute à des récoltes trop faibles. Pour le coton ou le riz, nos rendements représentent le tiers de ceux au sein de l’Union européenne. En vingt ans, le déficit de la balance commerciale sur les produits alimentaire vis-à-vis de l’UE a été multiplié par onze. Ensuite, il faut mettre en place de vrais services en direction du secteur agricole comme la fourniture de crédits, de mécanismes d’assurance, la création de capacités de stockage des récoltes et davantage appuyer la structuration des organisations agricoles. Il n’y a pratiquement plus de financement de notre agriculture. Enfin, il nous faut des politiques agricoles qui fixent le cap telle une boussole. Voulons-nous stabiliser le prix ou les revenus agricoles, ou bien encore les deux ? Visons-nous le marché intérieur ou mondial ? Il revient à la politique agricole de tracer le chemin en prenant en compte tous ces défis, tout en l’articulant avec les autres priorités de développement. L’essor agricole est par exemple lié à celui des transports. Si nous réussissons ce défi, et c’est le sens de mon mandat, nous créerons des emplois et de la richesse.
Quel rôle l’Uemoa, citée comme un modèle d’intégration économique, peut jouer pour accélérer l’industrialisation notamment agricole ?
Le fonctionnement de la Commission de l’Uemoa repose sur la subsidiarité. Nous ne devrions faire que ce que les États ne peuvent accomplir eux-mêmes. Elle ne saurait se substituer à ses huit membres. En revanche, elle apporte une valeur ajoutée indéniable dans sa capacité à instaurer un dialogue fécond entre les États pour mettre en évidence les solutions innovantes et efficaces. Et coordonne les politiques publiques dans le sens de la convergence de nos économies. C’est cela qui fit dire à l’ancien gouverneur de la Bceao, Charles Konan Banny que l’Union est devenue la neuvième économie en référence au supplément d’efficacité et de performance qu’elle apporte. Par exemple, sur l’offensive riz pilotée avec la Cedeao, la Commission a injecté sur les deux dernières années plus de 4 milliards de fcfa. Nous avons également lancé l’initiative « un million de silos » en Afrique de l’Ouest pour répondre à la crise alimentaire et améliorer les capacités de stockage.
Nous aurions tort de sous-estimer le désir d’émancipation des jeunes
Comment prenez-vous en compte les jeunes dans le débat public sur ces questions agricoles ?
Nous aurions tort, et je le mets en exergue dans mon ouvrage L’Urgence africaine, de sous-estimer le désir d’émancipation des jeunes. Au-delà de la question de l’emploi, c’est leur place dans la société et leur participation aux décisions politiques et sociétales qui est en jeu. Notre jeunesse est à la fois une majorité démographique [la moyenne d’âge en Afrique de l’Ouest est de 19 ans, Ndlr!] et une minorité sociale et décisionnelle. Si nous ne prenons pas conscience de l’ampleur de cette volonté de participation des jeunes, nous aurons dans les prochaines années des systèmes politiques qui vont s’effondrer. À un moment donné, cette jeunesse silencieuse va revendiquer, malheureusement souvent de manière violente, son droit. Il appartient à nous, les dirigeants d’aujourd’hui, de prendre la pleine mesure de ce défi et d’asseoir en conséquence des cadres d’échanges permanents.