Mercredi 11 août, alors que les incendies dévastent la Kabylie depuis deux jours, Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’armée, effectue une visite d’inspection à Béjaïa et à Tizi Ouzou, les deux principales villes de la région, où le désastre a déjà entraîné la mort de 69 personnes, dont 28 militaires.
L’ampleur des feux qui ont ravagé des massifs forestiers et détruit plusieurs villages et hameaux est telle que les autorités algériennes sollicitent une aide internationale pour l’envoi de Canadair afin d’assister la protection civile, les bénévoles ainsi que les unités de l’armée. Il aura également fallu l’intervention pendant 72 heures de deux Canadair de la sécurité civile française pour maîtriser la situation.
Colère de Chengriha
Devant son entourage, Chengriha pique une colère, fustigeant le manque de moyens dont dispose le pays pour faire face à ces feux et notamment l’absence de ces fameux Canadair qui aurait pu sauver des vies humaines et préserver des pans entiers de forêt. Le chef d’état-major réclame dans la foulée un rapport détaillé sur les défaillances qui ont empêché l’acquisition de ces avions par le passé.
Aussitôt les résultats du rapport reçus, il ordonne d’entamer les procédures pour l’achat de bombardiers spécialisés dans la lutte contre les incendies. Le choix de l’armée algérienne se porte rapidement sur le constructeur russe Beriev Aircraft Company, qui devrait livrer 4 avions de type Beriev-200, un hydravion multi-tâches d’une capacité de 12 000 litres. Un choix également motivé par le fait que ces engins peuvent aussi être utilisés pour le transport de troupes ou de matériel.
L’ex-directeur de la Protection civile estimait que les Canadair ne serait pas rentable
Le ministère de la Défense, qui en a fait l’annonce, ne détaille pas les délais de livraison par l’avionneur russe ni le montant de leur acquisition. Selon diverses estimations, ce contrat devrait représenter autour de 154 millions d’euros. Une broutille pour le ministère, dont le budget pour l’année 2021 atteint 1 230 milliards de dinars (7,7 milliards d’euros).
« Pas aussi efficaces qu’on le pense »
La célérité de l’institution militaire sur ce dossier interroge en creux les choix opérés par les responsables de l’administration précédente en la matière. Directeur de la Protection civile pendant 17 ans (2001-2018) et aujourd’hui sénateur du tiers présidentiel, le colonel Mustapha Lahbiri s’est toujours opposé à l’achat de Canadair.
Dans un entretien accordé en juillet 2009 à l’agence officielle APS, Lahbiri explique qu’« une lutte aérienne efficace contre les incendies nécessite notamment une flotte composée d’au moins quinze à vingt Canadair, des pilotes qualifiés et une accessibilité à l’eau ». Il ajoute qu’il « n’est pas rentable pour un pays comme l’Algérie, qui ne recèle pas de grandes forêts, d’acquérir des Canadair qui ne seront utilisés que quinze à vingt jours par an ».
À défaut des avions bombardiers d’eau, les autorités algériennes ont opté pour des hélicoptères
Des arguments qui étonnent, rétrospectivement. Le nord du pays compte plus de 4,1 millions d’hectares de forêts et de maquis dont ceux de Khenchela, de Chréa, de Médea et de Kabylie, qui ont été partiellement ravagés par les feux durant l’été. Ces massifs sont pourtant proches de la mer, de plusieurs barrages hydrauliques ou de lacs qui permettent aux appareils de se ravitailler rapidement en eau.
Dans un autre entretien accordé en 2012 au quotidien Liberté, l’ancien patron de la Protection civile arguait que « les Canadair ne sont pas aussi efficaces qu’on le pense », ajoutant : « Ils ne peuvent s’approvisionner qu’en mer, ils ne sont pas adaptés aux bas reliefs »
Les faits sur le terrain mettent à mal les arguments du colonel Mustapha Lahbiri. L’Algérie possède plus au moins le même relief géographique et la même végétation que les pays du pourtour méditerranéen. Sa surface forestière est même supérieure à celle de la Grèce (3,7 millions d’hectares) ou à celle du Portugal (3,2 millions d’hectares). Pourtant ces deux pays ont recours systématiquement aux Canadair dans le cadre du mécanisme de protection civile de l’UE pour la lutte contre les incendies. Et c’est ce même dispositif que l’Algérie a sollicité mercredi 11 août pour l’envoi des deux appareils français qui ont opéré en Kabylie.
Un fonds noir ?
Au lieu de privilégier les avions bombardiers d’eau, les autorités algériennes ont opté pour des hélicoptères. Entre 2009 et 2011, des négociations ont lieu avec le groupe industriel italien Finmeccanica pour la livraison de 24 hélicoptères AugustaWaestland, dont six pour la Protection civile, pour un montant total de 460 millions d’euros. Les autres appareils sont livrés pour la police et l’armée. Ce sont ces six hélicoptères qui opèrent en Algérie depuis 2013 dans le cadre de la lutte contre les incendies.

Un hélicoptère collecte de l'eau pour combattre les incendies en Kabylie, le 12 août 2021 © RYAD KRAMDI/AFP
Des pots-de-vin auraient été versés à des Algériens pour fausser l’appel d’offres
Mais en 2014, la police italienne déclenche une enquête préliminaire suite à des soupçons de corruption. La justice italienne se saisit de l’affaire en avril 2015 en lançant 41 mandats de perquisition dans diverses villes contre des dirigeants de Finmeccanica. Les juges soupçonnent des dirigeants de l’époque d’avoir créé des « fonds noirs » pour corrompre des dirigeants algériens afin que ces derniers favorisent la société italienne – qui ne fabrique pas d’avions bombardiers d’eau – lors de l’octroi de cette commande. Des pots-de-vin auraient ainsi été versés à des Algériens pour fausser l’appel d’offres.
Si ces révélations ont été relayées à l’époque par les médias, les juges algériens n’ont pas suivi leurs homologues italiens. La justice va-t-elle ouvrir une enquête sur ce contrat de 460 millions maintenant que ces feux de forêt tragiques ont mis en évidence de graves défaillances dans les choix des moyens de lutte contre les incendies ? Rien n’est moins sûr.