Politique

Côte d’Ivoire – Issiaka Sangaré : « Un parti n’est pas un bien patrimonial »

Le secrétaire général du Front populaire ivoirien revient sur la décision de Laurent Gbagbo de céder le parti à Pascal Affi N’Guessan et sur les projets de sa famille politique.

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Mis à jour le 13 août 2021 à 13:22

Issiaka Sangaré à Abidjan, le 12 août 2021. © Aïssatou Diallo pour JA

Depuis quelques années, deux camps se menaient une guéguerre, parfois ouverte, au sein du Front populaire ivoirien. L’un composé d’inconditionnels du fondateur du parti, Laurent Gbagbo, les GOR (Gbagbo ou rien), l’autre fidèle à Pascal Affi N’Guessan, actuel président de la formation muni du sceau de la légalité. Mais depuis le retour du premier en Côte d’Ivoire le 17 juin, après dix années passées à faire face à la Cour pénale internationale, la tension est montée d’un cran.

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Si Gbagbo est présenté comme le président du FPI par ses partisans, le clan légal du parti, lui, n’hésite pas à rappeler qu’il n’en est rien. L’ancien chef de l’État ne cache pas ses ambitions et sa volonté de jouer un rôle de premier plan, mais la division au sein de sa famille politique constituait un frein important à ses visées. C’est donc sans surprise que l’annonce, le 9 août, qu’il allait créer un nouveau parti a été accueillie.

Pascal Affi N’Guessan, qui s’était muré dans le silence depuis le retour de l’ancien président, s’exprimera le 14 août à l’issue d’un comité central extraordinaire. En attendant, c’est Issiaka Sangaré, son secrétaire général, qui est monté au créneau ces dernières semaines, à chaque fois que le parti estimait que les GOR outrepassaient leurs droits.

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Dans cette interview qu’il a accordée à Jeune Afrique le 12 août, quelques heures avant de rejoindre ses camarades pour une réunion du secrétariat général de la direction du parti destinée à préparer le comité central du lendemain, Issiaka Sangaré a évoqué les raisons de cette séparation et les ambitions du FPI.

Jeune Afrique : L’ancien président Laurent Gbagbo a annoncé vouloir créer un nouveau parti, mettant fin à des années de division au sein du FPI. Cette décision vous a-t-elle surpris ?

Issiaka Sangaré : Nous nous y attendions dans une certaine mesure parce que nous savions qu’il ne pouvait pas contourner la loi. S’engager dans cette voie aurait été une impasse. Pascal Affi N’Guessan a été élu président du FPI en 2001, lorsque Laurent Gabgbo a été élu à la tête du pays, la première fois que nous avons accédé au pouvoir d’État. C’est un ensemble de congrès qui l’ont reconduit à ce poste, jusqu’au dernier, en 2018. Nous sommes allés aux élections avec le logo du FPI. Les pro-Gbagbo, eux, ont participé à ces scrutins sous le sigle EDS [Ensemble pour la démocratie et la souveraineté]. Nous avons pris acte de cette décision.

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Quelles sont selon vous les raisons qui ont conduit à la division ?

Il est vrai que la page est tournée. Mais au nom de la vérité historique, nous devons parfois préciser les choses. La réalité c’est qu’il n’y a pas deux FPI. Dès lors que Pascal Affi N’Guessan a été libéré en 2013, après la crise post-électorale, il a pris son bâton de pèlerin pour rencontrer les militants et faire savoir à nos concitoyens et concitoyennes que le FPI était toujours là. Il fallait rallumer la flamme parce que beaucoup de nos sympathisants et militants s’étaient terrés par peur et se posaient des questions sur l’avenir du parti. C’était un acte majeur.

Mais certains y ont tout de suite vu l’expression d’une volonté de leadership et ont commencé à exprimer des crispations. Vous avez entendu Laurent Gbagbo parler de « louvoiements ». Cela viendrait certainement du fait que certains ont commencé à lui faire des rapports. Mais Affi N’Guessan n’a pas de problème avec ce dernier, qu’il s’agisse de questions de trahison, d’incompétence ou d’incapacité.

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La réelle cause de cette division, c’est le leadership. Il faudrait que les Africains comprennent qu’il est important de mettre en évidence la gouvernance. Et pas seulement quand on est dans l’opposition, mais aussi lorsque l’on gère les affaires de l’État. Il faut aussi accepter, avec le temps, lorsqu’on a fini sa mission, de passer le relais et de mettre en œuvre une alternance.

Nous estimons que Laurent Gbagbo est libre de créer un autre parti. Mais pour nous, c’est manquer de pragmatisme que de faire ce choix. La meilleure des approches aurait été de privilégier la voie du dialogue, le maintien de la famille politique, plutôt que de provoquer sa déflagration. Mais c’est un défi pour nous. Chacun doit comprendre qu’au-delà des personnes, nous nous battons pour la pérennité des institutions.

Comment comptez-vous continuer à faire vivre le parti sans son très influent fondateur ?

Pour la plupart, nous avons adhéré au FPI de façon libre et bénévole, en nous disant que nous étions dans un système qui ferait plutôt prévaloir les institutions et les textes. C’est ce qui nous a rassemblés au départ. Nous étions fortement attachés à ce credo. Et nous saluons la victoire de l’expression des textes sur la volonté des individus.

Il est évident que le parti a continué à vivre après l’arrestation de Laurent Gbagbo, qui n’était déjà plus son président dès lors qu’il accédait à la magistrature suprême. La Constitution prévoyait en effet qu’on ne pouvait pas être en même temps chef de l’État et leader d’un parti politique afin de sauvegarder les intérêts généraux et nationaux.

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Nous avons continué de fonctionner avec les instances du FPI. Nous avons participé à des élections, notamment en 2015, pour faire comprendre que nous continuions d’exister, que l’idéal socialiste de gauche n’était pas mort, et qu’un parti continuait de s’engager aux côtés des populations. Évidemment, ce fut avec des fortunes diverses, parce que l’environnement était difficile en 2015. Beaucoup de nos concitoyens avaient toujours peur de s’exprimer dans le jeu politique. De nombreux camarades de parti et de concitoyens vivaient en exil. Les avoirs de certains, dont les miens, étaient gelés. Nous n’avions alors pas les moyens de déployer toutes nos capacités. Mais nous avons été présents et cela a permis au FPI de continuer à vivre. Et c’est là que nous saluons la résilience du président Pascal Affi N’Guessan.

Mais même s’il est lui aussi ancré dans une logique de leadership, le FPI a amorcé un mouvement de légitimisation institutionnelle. On ne saurait changer notre philosophie interne, les aspirations qui nous ont amenés à entrer dans cette formation, parce qu’on porte de l’affection à un individu. Il faut plutôt privilégier un système.

Les militants comprendront-ils cela ?

De nombreux militants sont restés avec Pascal Affi N’Guessan. Il a été réélu en 2018, puis nous avons renouvelé les instances. Les organisations de la jeunesse et des femmes ont été renouvelées en 2019 au palais de la Culture avec plus de 4 000 participants pour chacune. Ensuite, lorsque nous voulions participer à l’élection présidentielle, nous n’avons eu aucune difficulté à obtenir des parrainages, car nous avions une réelle présence sur le terrain.

Il y a certainement eu une division dans le parti. À un moment donné, c’était même une dissidence. Mais dès lors que certains ont adhéré à une autre organisation politique, notamment EDS, nous avons considéré qu’il s’agissait d’un départ. Ils avaient déjà commencé le processus de rupture à cette époque.

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Mais votre parti n’a pas remporté de nombreux sièges aux dernières législatives…

Nous sommes allés seuls aux élections. Le PDCI [Parti démocratique de Côte d’Ivoire] et EDS, eux, étaient ensemble, et le RHDP [Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix ] constituait un bloc. Dans ce contexte difficile, nous estimons avoir tiré notre épingle du jeu.

Ne craignez-vous pas tout de même des démissions ? Certains vice-présidents comme Konaté Navigué et Jean Bonin Kouadio ont déjà quitté le navire, respectivement le 6 août et le 4 mai. 

L’adhésion à un parti politique est libre. Donc si, pour certaines raisons, des gens avaient envie de partir, on le comprendrait. Mais je peux vous assurer qu’à ce jour, ce n’est pas la saignée. Il n’y a pas une hémorragie de départs. Nous avions mercredi un secrétariat exécutif et pratiquement tout le monde était présent. Même ceux qui étaient absents ont tenu à écrire pour s’excuser.

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La société ivoirienne évolue. Beaucoup de jeunes entrent dans le jeu politique. Ils ont d’autres approches et attentes. Nous avons modernisé l’appareil parce que nous étions prêts à participer au scrutin de 2020. Mais nous n’y sommes pas allés pour les raisons que tout le monde sait. Il y avait la question du troisième mandat. Le parti est prêt et il ira, peu importe les personnes.

Comment comptez-vous réorganiser le parti pour faire face à cette nouvelle donne ?

Nous allons proposer lors du comité central de samedi l’organisation d’un congrès. Après cela, il y aura des tournées pour redynamiser les structures de base, expliquer les enjeux et faire comprendre qu’il faut tourner la page dès lors que nos anciens camarades ont pris la décision de rompre, car elle ne vient pas de nous. Pascal Affi N’Guessan avait demandé à rencontrer Laurent Gbagbo pour aborder clairement ces questions.

Il faut que les gens comprennent qu’un parti n’est pas un bien patrimonial. Les interventions de l’ancien président peuvent être gênantes à certains égards. Lorsqu’il dit par exemple : « J’attendais que Affi vienne me remettre le parti. » Non, on ne remet pas le parti à un individu, on remet le parti à des institutions, à des instances.

Le FPI sans Laurent Gbagbo n’est donc pas uniquement une « enveloppe » comme il l’a laissé entendre ?

Ce sont des expressions imagées. Mais j’en ai aussi. Un petit caillou ne devrait pas gêner notre marche. Personne n’est propriétaire d’un parti politique. C’est pourquoi nous n’avons pas adressé la facture de tout ce que nous avions perdu pendant la crise à son fondateur ni à son président. Le FPI est la propriété collective de tous ceux qui y adhèrent. Chacun y apporte son intelligence, son énergie, ses moyens financiers, sa disponibilité et, quelques fois malheureusement, sa vie.

Votre formation se prépare-t-elle pour 2025 ?

Il n’y a pas de raison pour que nous ne participions pas à ce scrutin. Nous nous y préparons. Le congrès va mettre en œuvre un ensemble d’engagements. Afin de nous projeter dans l’avenir, nous allons revoir les aspects organisationnels et fonctionnels du parti, adapter nos textes, revoir nos programmes de gouvernement, notre projet de société et entraîner la mobilisation des militants. Nous allons continuer de communiquer avec nos concitoyens et, au-delà, avec la communauté internationale pour que chacun connaisse nos aspirations. Une dynamique nouvelle sera mise en œuvre. Nous avions quelques fois eu des hésitations sur certains axes parce que nous espérions encore l’unité. Maintenant que cette question est réglée, il n’y a plus qu’à foncer.

Au-delà des questions partisanes, une rencontre entre Laurent Gbagbo et Pascal Affi N’Guessan est-elle toujours envisageable ?

Il appartiendra à Laurent Gbagbo d’en décider. Ce sont des personnalités qui ont eu à un moment donné des échanges francs et des rapports de collaboration. Ils se sont projetés ensemble, donc nous espérons bien évidemment que les relations fraternelles, amicales, citoyennes, ne vont pas s’arrêter.

Votre parti était en première ligne de la contestation du troisième mandat. Vous sentez-vous aujourd’hui trahi par vos alliés d’alors ?

Par conviction et en raison de nos principes, nous avons rejoint le groupe qui mettait déjà en œuvre des actions pour contester ce troisième mandat. Et Pascal Affi N’Guessan a alors montré ses capacités de résilience mais aussi de leadership. C’est lui qui a été le fer de lance de cette action. Mais on en a vu les conséquences. Heureusement que différentes démarches ont permis d’aboutir à sa libération. Elles ont été initiées non seulement auprès des chancelleries, de l’ONU et d’autres structures internationales, mais aussi du gouvernement. J’aimerais encore saluer l’approche conciliante qu’avait eue à cette période l’ancien Premier ministre, feu Hamed Bakayoko, avec lequel j’avais échangé. In fine, nous avons trouvé la solution en échangeant avec les autorités.

C’était un complot contre la personne d’Affi N’Guessan et le FPI. Nous l’avons pris comme une trahison et nous n’oublions pas cet épisode. Nous faisons en sorte de poser des actes qui nous permettent d’avancer vers la paix et la réconciliation, comme le souhaitent beaucoup de nos concitoyens et citoyennes.

Nous ne sommes fermés à personne

Avec qui comptez-vous désormais faire alliance ?

Le président Félix Houphouët-Boigny disait que la politique est la saine appréciation des réalités du moment. Le jeu des alliances se fera en temps opportun. Dès que nous aurons des propositions, nous les étudierons. Nous ne sommes fermés à personne.

Quelle place le FPI compte-t-il occuper dans le processus de réconciliation nationale ?

Le FPI a déjà participé à des réunions destinées à favoriser le dialogue politique, il en a même initié. Nous avons été présents en 2019 et en 2020, ce qui a même ouvert de nouvelles perspectives. Le FPI a ainsi été un acteur majeur de la réflexion sur le processus électoral – dont la transparence s’est améliorée –, notamment lors d’une rencontre avec feu le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly qui portait sur la CEI [Commission électorale indépendante].

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Nous sommes fondamentalement dans cette culture de dialogue politique, ce que certains n’avaient pas compris, allant jusqu’à penser que c’était une forme de rapprochement avec le pouvoir en place. Notre opposition, nous la voulons constructive. En 2020, nous avions même parlé au vice-président Kablan Duncan, avant sa démission, pour parler des cas de Guillaume Soro, de Laurent Gbagbo et des prisonniers.