Politique

Tunisie : les sept péchés d’Ennahdha

Le premier parti de l’Assemblée se serait-il bercé d’illusions sur sa popularité ? Retour sur les décisions et les manœuvres qui, depuis 2011, ont fait monter la colère des Tunisiens contre la formation de Rached Ghannouchi.

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Mis à jour le 10 août 2021 à 11:29

Le 26 juillet 2021, des militaires bloquent l’accès de l’Assemblée à Rached Ghannouchi © Nicolas Fauqué

En août 1987, les attentats de Sousse-Monastir en août portaient la signature du Mouvement de la tendance islamique et signaient une mise au ban de cette formation. En 2011, elle prendra sa revanche et le pouvoir sous le nom d’Ennahdha. Mais dix ans plus tard, la roue a de nouveau tourné. Le parti, tenu pour responsable de la situation désastreuse de la Tunisie, est en mauvaise posture et prend la mesure de tout le rejet qu’il provoque.

Écarté de facto par le gel de l’assemblée imposé, le 25 juillet, par le président de la République Kaïs Saïed, il est aussi objet de toutes les suspicions. Le 6 août, Anouar Maarouf, dirigeant du parti et ancien ministre des Technologies de l’information a été placé en résidence surveillée. Tour d’horizon des principaux griefs contre le parti de Rached Ghannouchi.

• Indemnisations 

Le 25 juillet 2021 aurait dû être un jour de succès pour les islamistes tunisiens, il a été celui de la mise à l’écart de leur parti. Par la voix de Abdelkrim Harouni, président du conseil de la Choura, ils avaient exigé de percevoir, au plus tard à cette date, les indemnisations pour les victimes de la répression sous l’ancien régime. Depuis 2011, celles-ci ont déjà perçu 114 millions de dinars (près de 35 millions d’euros) et nombre d’entre elles ont été réintégrées dans la fonction publique pour un coût de 1 476 millions de dinars.

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Mal leur en a pris : alors que le pays vit une grave crise économique et sociale, l’État ne dispose pas d’une somme estimée à 3 milliards de dinars. Une demande qui souligne une forme de déconnexion du mouvement islamiste et qui a naturellement provoqué la colère de nombre de Tunisiens. Lesquels ont perçu la rupture opérée par le président Kaïs Saïed comme une mise au ban des partis et principalement d’Ennahdha.

• Complicité avec des groupes radicaux

L’embrigadement et le départ de jeunes vers les zones de conflits, en particulier en Syrie, s’est fait avec l’assentiment du parti ou du moins avec sa complicité tacite. Certes, c’est le chef de gouvernement nahdaoui Ali Laarayedh qui a classé Ansar al-Charia parmi les organisations terroristes en 2013, après l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi.

Le parti n’a jamais réussi à se débarrasser de l’image de « vitrine présentable » de courants islamistes extrêmes

Il n’empêche : le parti n’a jamais réussi à se débarrasser de l’image de « vitrine présentable » de courants islamistes plus extrêmes. Il faut dire que plusieurs éléments alimentent cette suspicion permanente. Nul n’oublie, par exemple, la petite phrase de Rached Ghannouchi – « Ce sont nos enfants et ils me rappellent l’élan de ma jeunesse, ils veulent promouvoir une nouvelle culture » – lancée en 2013 à propos de la mouvance salafiste tunisienne.

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Avec le concours de Sadok Chourou et Habib Ellouze, des radicaux d’Ennahdha, il a pu obtenir, en septembre 2011, le soutien d’Ansar al-Charia pour les élections de l’Assemblée constituante. En échange, le parti s’engageait à inscrire la charia dans la Constitution. La pression de la société civile a été telle que le projet n’a pas abouti, malgré le lobbying agressif des salafistes. À trop vouloir ménager la partie la plus radicale de sa base, la formation a fini par s’aliéner une grande partie des Tunisiens.

• Manque de renouvellement

Si la victoire d’Ennahdha lors des différents scrutins législatifs a semblé écrasante, elle n’est en réalité que relative et la popularité du mouvement n’a cessé de s’effriter au fil des élections. Après avoir raflé 37,04 % des sièges en 2011, il n’en a obtenu que 19,63 % en 2019, perdant 1 501 320 voix en une décennie. Mais les autres partis ayant subi la même désaffection, Ennahdha jugeait qu’elle n’était pas spécifiquement visée par ce désamour.

Ennahdha ne pouvait gouverner seul et a créé des alliances « contre-nature »

Elle est tombée de haut. Les Tunisiens vivent avec le parti un réel désenchantement. Installé au pouvoir, Ennahdha ne pouvait gouverner seul et a créé, en vertu de la stratégie du consensus dont il fait un incontournable principe de management politique, des alliances « contre-nature » avec des formations démocrates ou celles avec lesquelles il a des intérêts communs. Une expérience qui a abouti à la mort politique de ces dernières : cela a été le cas d’Ettakatol et du Congrès pour la République en 2011, de Nidaa Tounes en 2014 et de Qalb Tounes et de la Coalition d’Al Karama en 2019. Tous avaient pourtant promis qu’ils ne travailleraient pas avec Ennahdha, tous se sont brûlé les ailes.

Pour consolider sa présence politique, Ennahdha s’est donné les moyens de s’enraciner dans la société, surtout auprès des classes moyennes et populaires conservatrices, notamment par l’intermédiaire d’associations caritatives qui ont permis au parti d’établir ses réseaux sur tout le territoire. Ceux-ci ont eu leur utilité en période électorale ou quand il était nécessaire de rassembler des militants mais, très vite, il est apparu que de telles tactiques – services, voire financements, contre soutien politique – ne permettaient pas d’asseoir une authentique base populaire.

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Malgré les apparences, le parti n’a pas su se renouveler. L’alternance réclamée par certains est devenue un point de discorde interne : après plus de trente ans, Rached Ghannouchi ne compte pas céder la présidence d’un parti dont il tient également les cordons de la bourse.

• Obstruction à la justice

L’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi a pesé lourdement dans le discrédit du parti islamiste. La manière dont ont été traités leurs dossiers illustre pour beaucoup de Tunisiens une volonté d’obstruction – voire une complicité – du nahdaoui Noureddine Bhiri, ministre de la Justice entre 2011 et 2013. Avec l’appui de Béchir Akremi, juge d’instruction promu procureur de la République en 2016, l’ancien ministre est accusé d’avoir cherché à morceler les affaires et à les faire traiter par des juridictions différentes afin de disperser les éléments de preuves.

Les affaires qui s’évaporent, les dossiers bloqués sont la règle quand ils concernent des partis proches du pouvoir

Par ailleurs, plusieurs prévenus dans des affaires de terrorisme ne sont alors pas poursuivis et relâchés. Le 13 juillet, le Conseil de l’ordre judiciaire a suspendu Akremi jusqu’à la fin des enquêtes concernant des accusations de « dissimulation de dossiers liés au terrorisme ».

En tentant de rétablir le fil conducteur de l’affaire Chokri Belaïd, un collectif d’avocats a mis à jour, en 2019, des affaires toutes en corrélation avec l’existence d’une officine secrète opérant pour le mouvement d’Ennahdha et d’une chambre dite « noire » au ministère de l’Intérieur, où étaient entreposés des documents-clés relatifs à cet organisme saisis au cours d’une opération policière.

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Les affaires qui s’évaporent, les dossiers bloqués sont la règle quand ils concernent des partis proches du pouvoir : aucun jugement définitif n’a par exemple été prononcé contre les députés d’Al Karama poursuivis pour divers chefs d’inculpation et les mandats d’amener sont souvent restés, sous prétexte d’immunité parlementaire, dans les tiroirs.

• Caciques de l’ancien régime

Se posant en champion de la révolution de 2011, Ennahdha n’hésite pourtant pas à s’associer avec des caciques de l’ancien régime comme Mohamed Ghariani, ancien secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) qui avait œuvré en son temps au retour des islamistes en Tunisie avec Sakhr el-Materi, gendre de Ben Ali. Devenu conseiller de Rached Ghannouchi au parlement, il s’est empressé de démissionner à l’annonce du gel de l’Assemblée le 25 juillet.

Citons également la députée Ennahdha Jamila Ksiksi, ancienne cadre de la Caisse nationale d’assurance-maladie sous Ben Ali. Certains, considérés comme des technocrates de l’ancien régime, dont Ridha Ben Mosbah, ont également fait office de conseillers de l’ombre, notamment auprès de différents chefs du gouvernement.

• Gouvernance bloquée

Les rapprochements avec ceux qui connaissaient les rouages de l’État n’ont pas, pour autant, abouti à un transfert de compétences. Faute de pouvoir produire un nouveau modèle de gouvernance ambitieux, Ennahdha s’est contenté d’organiser son maintien au pouvoir.

La Cour constitutionnelle est toujours inexistante, otage, entre autres, de l’obsession de contrôle du parti islamiste

Avec la constitution de 2014, le parti met en place un régime semi-parlementaire qui montrera très vite ses limites et ses biais. Les lacunes du texte freinent l’installation d’institutions constitutionnelles pérennes, comme celle de la régulation de l’audiovisuel (Haica), toujours temporaire, et font obstruction à la mise en place d’une cour constitutionnelle. Une absence qui s’est cruellement fait sentir au moment du décès du président Béji Caïd Essebsi, en 2019, puisque aucune instance n’avait autorité pour décider de la marche à suivre.

Mais le mouvement n’en a pas tiré de leçon et a continué à refuser une Cour constitutionnelle dont les membres ne seraient pas acquis à sa cause. Sur les 12 membres de la future juridiction, quatre sont censés être désignés par l’Assemblée, quatre autres par le président de la République, et les quatre restants par le Conseil supérieur de la magistrature. Or Ennahdha n’est parvenue à obtenir un consensus que sur l’un des quatre candidats du Parlement. La Cour constitutionnelle, qui aurait dû être mise en place en 2015, est ainsi toujours inexistante, otage, entre autres, de l’obsession de contrôle du parti islamiste.

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• Kaïs Saïed sous-estimé

Le parti ne doute pas de son audience auprès des Tunisiens et n’entend pas la rue qui critique ouvertement sa conduite des affaires. Le parti, initialement perçu avec bienveillance étant donné son passif avec le régime Ben Ali et la réputation d’intégrité de ses cadres, accumule les échecs, perd de son assise mais persiste dans sa fuite en avant, sûr de sa popularité.

Après avoir dénoncé un coup d’État, Rached Ghannouchi sent que le vent a tourné

Ennahdha a certainement sous-estimé la popularité de Kaïs Saïed, en particulier auprès des jeunes et des plus démunis. Le modèle de démocratie directe promu par le président, aussi flou soit-il, est en effet à même de séduire ceux qui ont été mis au ban de la croissance. Sûre également de la solidité du régime parlementaire, Ennahdha a été ironiquement immobilisé par une loi fondamentale qu’il a adopté et qui donne le dernier mot au chef de l’État.

Sa gestion dilettante des troubles à l’Assemblée, en particulier quand les incidents impliquent ses alliés d’Al Karama, ses accointances affichées avec le chef du gouvernement Hichem Mechichi, perçus comme autant de provocations par le président, valent à Ennahdha l’accusation de souffler sur les braises et de tirer profit de la crise institutionnelle.

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Il a fallu la prise en main du président, le 25 juillet, pour mettre Ennahdha face à sa réalité. Après avoir dénoncé un coup d’État, Rached Ghannouchi sent que le vent a tourné et assure que « ce qu’a fait Kaïs Saïed revient à un réglage de la transition démocratique ». Toujours sur la défensive et dans l’attente des décisions de Kaïs Saïed, il se cramponne à la présidence d’Ennahdha, malgré les critiques de plus en plus audibles de nombreux militants.