Il n’est pas commun de voir les tribunaux s’activer à ce point en plein mois d’août en Tunisie. Les annonces spectaculaires du chef de l’État, Kaïs Saïed, le 25 juillet dernier, et son intention de mettre un coup d’accélérateur à la lutte contre la corruption, n’y sont sans doute pas étrangères. Mais dans quelle mesure le président, qui supervise désormais le ministère public, pilote-t-il ces dossiers ? Une partie de l’opinion publique et des organisations de la société civile s’interrogent en particulier sur les poursuites visant des députés après la levée de leur immunité et l’arrestation de certains d’entre eux dans des affaires qui ne sont d’ailleurs pas forcément liées à la corruption.
Rien ne semble fortuit non plus dans l’excavation de plaintes visant d’autres personnalités publiques. C’est le cas de l’ex-bâtonnier Chawki Tabib, qui avait retrouvé son cabinet d’avocat depuis son limogeage de la présidence de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) fin août 2020, après plus de quatre ans et demi de service. Cet ex-membre de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) sous Ben Ali, fondateur de La ligue tunisienne pour la citoyenneté depuis la révolution, s’était alors dit victime d’un règlement de comptes de la part du chef du gouvernement de l’époque, Elyes Fakhfakh. Il dénonce désormais une cabale de lobbies à son encontre.
Jeune Afrique : Vous faites l’objet d’enquêtes à la suite de deux plaintes. La première concerne une suspicion de fraude et d’usage de faux dans le cadre du dossier Fakhfakh qui vous avait déjà valu, dénonciez-vous à l’époque, votre limogeage. Qu’en est-il ?
Chawki Tabib : Cette enquête fait en effet suite à une plainte de la société Vivan, déposée le 6 août 2020 par l’associé de l’ex-chef du gouvernement Elyes Fakhfakh, alors que j’étais encore président de l’Instance. Elle avait été déposée après investigation de l’Inlucc, qui avait conclu à un conflit d’intérêts pour Elyes Fakhfakh car il possédait des parts dans cette société alors qu’elle avait des relations commerciales avec une institution étatique, l’Agence nationale de gestion des déchets (ANGED), ce qu’il n’avait pas déclaré.
L’affaire avait dans un premier temps été révélée par un journaliste, nous avions par la suite reçu un dossier à ce sujet de la part du député – aujourd’hui emprisonné – Yassine Ayari. Une enquête parlementaire a été menée en parallèle et le ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption de l’époque, Mohamed Abbou, avait également ordonné une investigation d’un corps de contrôle au sein de la Kasbah. Les trois enquêtes avaient confirmé les accusations portées à l’encontre de Fakhfakh, de ses associés ainsi que de certains responsables au sein de l’administration.
Le chef du gouvernement avait ensuite déposé sa démission pour échapper à une motion de censure. Il m’a par ailleurs démis de manière illégale de la présidence de l’Instance le 24 août 2020, le jour même de son départ, en arguant justement de cette plainte déposée contre moi. Il s’est aussi permis de s’attaquer à moi en me diffamant après mon limogeage. J’ai déposé un recours pour abus de pouvoir contre sa décision de me limoger devant le tribunal administratif qui n’a pas encore tranché sur le fond.
La seconde plainte vous concernant met directement en cause votre gestion de l’Inlucc…
Elle a été déposée le 20 mai 2020 par l’Observatoire de la bonne gouvernance, qui m’accuse de malversations et prétend, entre autres, que j’aurais nommé un commissaire aux comptes auprès de l’Inlucc sans recourir à une consultation comme le prévoit la loi. C’est totalement faux. Ce dernier a d’ailleurs été auditionné par la garde nationale juste après cette plainte dans le cadre d’une enquête judiciaire et il a présenté tous les éléments prouvant sa nomination à la suite d’une procédure en bonne et due forme, avec consultation et publication au Journal officiel, mais aussi organisation d’une commission de tri. Je les ai d’ailleurs partagés sur mon compte Facebook. Le procureur aurait dû soit classer l’affaire, soit, s’il n’était pas convaincu, me demander dans la foulée une explication.
Votre refus qu’une mission d’inspection relevant des compétences de la Kasbah contrôle la gestion financière de l’Inlucc a pu alimenter certains soupçons à votre encontre…
Cette mission avait été mandatée par Elyes Fakhfakh juste avant son départ. Je l’avais refusée car elle avait été confiée à l’équipe d’un service situé au sein de la primature. J’ai demandé à la place une inspection de la Cour des comptes qui, seule, est compétente pour ce faire, comme le prévoit la loi, afin de garantir l’indépendance des instances face à d’éventuelles pressions. Son successeur, Hichem Mechichi, a d’ailleurs mis fin à la mission de la première pour mandater la seconde. Le contrôle de la Cour des comptes est toujours en cours, à ma connaissance.
Ils font comme s’ils rouvraient le « dossier Tabib », alors qu’il n’y a rien de nouveau
La Cour des comptes avait déjà mené un premier audit au sein de l’Inlucc en 2019-2020. Qu’avait-il conclu ?
Il s’agissait d’une mission de contrôle plus générale de tout le système anticorruption. L’Inlucc avait reçu certaines recommandations concernant notamment le financement des associations, ce à quoi nous avions répondu. L’Instance ne faisait pas l’objet de critiques majeures, sans quoi la Cour des comptes aurait pu transmettre ses conclusions au Parquet. Ce qui n’avait pas été fait.
Dans les deux cas, les plaintes à votre encontre datent de plusieurs mois. L’ouverture d’enquêtes a été annoncée en pleine tornade politique le 29 juillet, après que ces dossiers ont été transférés à la Cour d’appel dix jours plus tôt. Que vous inspire cette chronologie ?
Ils font comme s’ils rouvraient le « dossier Tabib » alors qu’il n’y a rien de nouveau. La première plainte a ressurgi un an après son dépôt, de surcroît dans le contexte des décisions du chef de l’État, alors que je n’ai été notifié d’aucune évolution du dossier. Il en va de même pour la seconde qui datait de plus d’un an. Étant donné que je suis avocat, une explication écrite aurait dû m’être demandée sur ces affaires, c’est censé être une garantie pour notre profession. La décision de charger un juge d’instruction d’une enquête sans avoir l’avis de toutes les parties me surprend, il aurait dû avant cela mener ses enquêtes préliminaires jusqu’au bout.
Vous estimez que votre cas est politisé ?
Dans les deux cas, le porte-parole du Parquet au sein du tribunal de la Cour d’appel a récemment communiqué de sa propre initiative auprès de l’agence de presse officielle TAP, ce qui est surprenant, et a fortement médiatisé ces plaintes qui ont fait le tour des plateaux télévisés et des radios. C’est illégal et ce n’est pas habituel, d’autant plus que ces affaires n’en sont justement qu’au stade de simples plaintes n’ayant pas fait l’objet de décisions de justice.
J’ai fait l’objet de menaces de mort, ma voiture et la porte de ma maison ont été vandalisées
En outre, mon cas est présenté par le porte-parole aux côtés d’autres affaires comme celle du financement illicite de trois partis épinglés par la Cour des comptes ou les poursuites contre des élus d’Al Karama. Les mettre sur le même plan peut créer un amalgame au sein de l’opinion publique, ce qui est dangereux. Cela s’ajoute aux autres plaintes déposées à mon encontre depuis mon départ de l’Instance, notamment par le député d’Al Karama Maher Zid et par Mohamed Naem Hadj Mansour, qui était propriétaire du journal Thawra News, dont la fermeture a été ordonnée. Ce sont des personnes avec qui j’ai des antécédents. J’ai à mon tour porté plainte contre eux pour diffamation.
J’ai transféré plus de 1 000 dossiers de corruption à la justice dans le cadre de mes fonctions, j’ai assumé mes responsabilités en m’attaquant à des lobbies et à des personnalités au pouvoir. Les tentatives pour me discréditer étaient prévisibles. J’ai d’ailleurs fait l’objet de dizaines d’attaques et d’intimidations, de menaces de mort, ma voiture et la porte de ma maison ont été vandalisées, j’ai été la cible de rumeurs et de diffamations, des menaces ont même pesé sur ma famille. Je suis convaincu que je fais l’objet d’une cabale de lobbies auxquels j’ai eu à faire en tant que président de l’Inlucc. J’ai assumé mes responsabilités et fait mon travail. La loi est censée me protéger contre ce genre de mesures de rétorsion.
En juin, votre successeur, Imed Boukhris [soutenu par Kaïs Saïed] a à son tour été limogé sans raison officielle par Hichem Mechichi. À l’époque, le député chargé de la Commission de lutte contre la corruption, Badreddine Gammoudi, y voyait une nouvelle preuve que « la corruption en Tunisie [était] protégée par la classe politique », qu’en pensez-vous ?
C’est scandaleux que des présidents de cette instance soient limogés tour à tour. C’est aussi contraire à la loi fondamentale, qui garantit l’indépendance des instances indépendantes. Leur mission est censée durer six ans et ne peut être légalement interrompue qu’en cas de faute grave. J’ai fait mon travail, et si le fait de transférer à la justice des dossiers concernant un chef de gouvernement ou un ministre constitue une faute grave, j’assume, mais je le regrette pour mon pays.
Une autre question se pose encore concernant le processus de nomination des présidents de l’Inlucc par le chef du gouvernement. Ce devrait être à l’Assemblée des représentants du peuple [ARP] de choisir les conseils des instances pour qu’ils élisent à leur tour leur président. Mais jusqu’à présent, ces élections n’existent pas. Il s’agit de provisoire qui dure. J’ai été nommé par Habib Essid, mon successeur l’a été par Elyes Fakhfakh. Or on ne peut pas construire une démocratie dans un pays en transition sans garantir l’indépendance de ces instances, leur rôle est plus que nécessaire.
Le chef de l’État s’est officiellement lancé dans une opération mains propres. En quoi Kaïs Saïed pourrait-il être lié aux poursuites en cours ? L’indépendance de la justice est elle remise en question ?
Je ne peux parler que de mon cas particulier. Je ne pense pas faire l’objet d’un acte de vengeance ou autre de la part du président. Peut-être que certains croient que le moment est opportun pour exploiter des dossiers et se venger de moi. Font-ils partie des cercles du président ? Je ne peux pas le savoir ni porter ce genre d’accusations. L’excès de zèle de certains magistrats n’est pas exclu.
Je suis contre l’utilisation de la justice militaire contre des civils, c’est une position de principe
De quelle indépendance de la justice peut-on parler lorsque l’on sait que des magistrats qui ont officié du temps de Ben Ali, puis sous Ennahdha, pourraient se mettre au service de Kaïs Saïed, sans même qu’il n’ait à le leur demander ?
Que pensez-vous du recours à la justice militaire dans certaines enquêtes médiatisées ces derniers jours ?
Je suis contre l’utilisation de la justice militaire contre des civils, comme beaucoup de juristes et de militants des droits de l’homme. C’est une position de principe.
Le président a aussi pointé 460 hommes d’affaires accusés de détournements de fonds sous l’ancien régime, estimant que plus de 13 milliards de dinars [environ 4 milliards d’euros] devaient revenir « au peuple tunisien ». Cela est-il de nature à vous rassurer sur ses intentions ?
Le chef de l’État se réfère aux crimes de l’ancien régime, traités par la commission de feu Abdelfattah Amor et l’Instance vérité et dignité. On peut préciser qu’il ne s’agit pas de 460 hommes d’affaires mais de 460 dossiers dont plusieurs mettent en cause la même personne. Il datent de l’ère Ben Ali, il faut aussi traiter ceux qui ont été soulevés après la révolution et qui relèvent des compétences de l’Inlucc ainsi que des autres corps de contrôle administratif ou judiciaire.
L’Inlucc a justement soumis au procureur de la République, le 2 août, des dossiers contre l’agence régionale de la Société tunisienne d’acconage et de manutention (Stam), à Sfax, ou encore contre un ancien ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Kaïs Saïed a pour sa part évoqué de possibles cas de corruption dans le domaine des phosphates. Les derniers événements pourraient-ils aider à accélérer la prise en charge de ces dossiers et donc la mission de l’Instance ?
J’ai connaissance de certains de ces dossiers mais je ne peux pas les commenter. Je peux vous confirmer que, jusqu’à présent, la majeure partie des dossiers transférés par l’Inlucc à la justice traîne toujours. Comme je vous l’ai dit, j’en ai déposé plus de 1 000 lorsque j’étais président. Le chef de l’État qui s’est proclamé chef du Parquet doit aller au bout de sa logique en matière de lutte contre la corruption. Il est temps de faire la lumière sur l’ensemble de ces dossiers.
Comment accélérer leur traitement tout en évitant les règlements de comptes ?
C’est une tâche ardue dans ce genre de situation car nous faisons face à des cafouillages comparables à ceux constatés juste après la révolution. Certaines personnes avaient alors été salies sans raison, quand d’autres avaient pu passer entre les mailles du filet. Ce risque existe toujours et il faut faire très attention.