La visite du ministre de la Défense à l’hôpital militaire de Maroua se voulait soignée. Devant les caméras d’une poignée de journalistes sélectionnés pour l’événement, Joseph Beti Assomo a pris le soin d’échanger avec chacun des presque cinquante soldats – tous blessés dans les dernières attaques de Boko Haram – alités dans l’établissement. Lesquels étaient revêtus pour l’occasion de survêtements neufs aux couleurs vert-rouge-jaune du drapeau camerounais, un fait inédit.
Par cette descente à l’allure d’opération de remobilisation des troupes, l’exécutif entendait donner un signal fort après la perte de treize soldats enregistrée au cours de deux attaques lancées à trois jours d’intervalle dans les localités de Zigué et Sagme (de l’arrondissement de Fotokol), dans le département de Logone-et-Chari. Un lourd bilan comme le Cameroun n’en avait plus connu depuis près de trois ans dans ce conflit, et qui a contraint les autorités à prendre la mesure de la récente réorganisation du mouvement islamiste dans la région.
Des militaires épuisés
Sur le terrain, la mort d’Abubakar Shekau, en mai, a changé la dynamique, offrant à l’État islamique (EI) l’opportunité de consolider son pouvoir dans la région par le biais d’une faction rivale de Boko Haram, l’État islamique d’Afrique de l’Ouest (Iswap). Le premier changement observé est une diminution des attaques contre les civils dans les régions nord et une recrudescence de celles visant des positions militaires.
La visite du ministre consistait également à alerter l’opinion sur cette nouvelle configuration.
Mais la savante mise en scène du service de communication des forces de défense n’a pas suffi à éclipser la sourde grogne des troupes sur le terrain – laquelle était, de fait, l’un des sujets majeurs abordés par le patron de la défense durant ses 48 heures dans l’Extrême-Nord. Car, pour de nombreux soldats, les dernières pertes enregistrées face à Boko Haram seraient avant tout la conséquence directe des difficultés que les troupes rencontrent dans leur déploiement opérationnel.

Le ministre camerounais de la Défense, Joseph Beti Assomo, dans la région de Maroua, le 28 juillet 2021. © Le Journal du Cameroun
L’un de leurs principaux griefs est l’irrégularité des rotations. « Nous sommes déployés pour une durée d’un à trois mois en théorie, mais en pratique, nous restons un an à dix-huit mois en première ligne, révèle un militaire membre de la Force multinationale mixte (FMM – Cameroun, Niger, Nigeria et Tchad). D’autres quittent le front du Nord pour être directement envoyés dans les régions anglophones », ajoute-t-il. Conséquence de cette situation, les cas d’indisciplines de militaires « épuisés » se multiplient.
Vous nous frustrez ! Désengagez-nous, qu’on rentre chez nous
Début juillet, la vidéo d’une rixe entre militaires dans un camp du nord du pays faisait irruption dans l’espace publique, mettant en lumière l’ampleur du phénomène. « Vous nous frustrez ! Désengagez-nous, qu’on rentre chez nous », dit l’un des hommes filmés à ses supérieurs – un propos répété en chœur par d’autres soldats en colère. Le signe d’un ras-le-bol qui gangrène les troupes, affecte leur vigilance et les expose à des assaillants de mieux en mieux organisés.
La colère des militaires engagés dans la lutte contre Boko Haram trouve écho chez ceux déployés dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Des témoignages recueillis auprès de ces derniers complètent la litanie d’écueils que rencontrent les soldats sur le terrain. Outre la sempiternelle question des rotations, ils évoquent la modicité des ressources matérielles mises à leur disposition et l’irrégularité des primes.
« À Babadjou, on a vu des sécessionnistes arriver à moto vêtus de tenues militaires qu’ils avaient certainement récupérées sur leurs victimes, raconte un officier en service dans le Nord-Ouest. Ayant reconnu l’uniforme à distance, ils n’ont pas imaginé qu’il s’agissait de sécessionnistes. Ce n’est que lorsque ceux-ci ont commencé à ouvrir le feu qu’ils ont su que c’était l’ennemi. » Ce jour-là, deux gendarmes ont été tués à leur poste puis décapité. « Si les soldats avaient les moyens de se déplacer autrement qu’à moto comme les sécessionnistes, les militaires de Babadjou auraient compris qu’il s’agissait d’une présence étrangère », conclut la même source.
Bavures et abus
Selon certains observateurs, les frustrations dénoncées par les soldats seraient aussi « la cause de bavures, exactions et autres abus attribués aux forces de défense. Dans les régions anglophones en effet, la multiplication des contrôles de police a créé des poches de corruption sur l’ensemble du réseau routier et les transporteurs doivent très souvent débourser la somme de 1 000 francs CFA pour circuler. Un phénomène que plusieurs mouvements d’humeur des taximen notamment observés à Bamenda et à Buea n’ont pas suffi à enrayer.
Dans un rapport publié ce 2 août, l’ONG Human Rights Watch accuse l’armée camerounaise d’être à l’origine de la mort de deux civils, du viol d’une femme de 53 ans, de la destruction et du pillage d’au moins 33 maisons, de magasins, ainsi que d’un palais de chef traditionnel dans la région du Nord-Ouest, les 8 et 9 juin 2021. Et si l’ONG reconnaît aussi les massacres de civils perpétrés par les ambazoniens, elle souligne « la responsabilité » des forces républicaines dans « la protection des civils ».
Lors d’une récente visite dans la région de l’Ouest, Joseph Beti Assomo a reconnu des « cas d’indiscipline » dans ce qu’il a qualifié de « crise » dans les opérations de défense du territoire. À Bafoussam comme à Maroua, il a abordé les différentes problématiques soulevées par les militaires. « L’armée prend soin de ses hommes jusqu’au sacrifice suprême. Je voudrais redire aux militaires blessés et à leurs camarades que nous suivrons leur situation de très près », a-t-il assuré lors de son passage à l’hôpital militaire de Garoua.