Le 25 juillet, le président de la République tunisienne, Kaïs Saïed a décidé de renvoyer Hichem Mechichi, le chef du gouvernement, de geler les activités du Parlement pour une durée de trente jours et de s’octroyer tous les pouvoirs. L’ancien député et constitutionnaliste Mondher Belhadj Ali revient sur la genèse de cette décision, en évalue les limites, et esquisse des voies de sortie de crise qu’offre la loi fondamentale.
Jeune Afrique : Comment la Tunisie en est-elle arrivée là ?
Mondher Belhadj Ali : La crise qui sévit aujourd’hui est la plus grave que la Tunisie ait connue depuis les assassinats politiques de 2013. Elle se traduit par un effondrement de tous les indicateurs économiques, financiers et sociaux du pays, sur fond d’obstruction à la justice, d’essor du secteur informel, de généralisation de la corruption et du clientélisme, d’explosion de la pauvreté et de désespoir de la jeunesse. Bref, un délitement général doublé d’une instabilité politique.
Ennahdha est pour l’essentiel responsable du chaos actuel
Aux commandes du pays durant cette décennie post-révolution, le parti islamiste Ennahdha a fait entrer des centaines de milliers de ses partisans dans la fonction publique. Il les a gratifiés de larges réparations et d’emplois fictifs, qui ont coûté pas moins de 13 milliards de dinars à un État que les islamistes considèrent comme un butin de guerre. Ennahdha est pour l’essentiel responsable du chaos actuel.
Élu grâce à ses grandes promesses de réforme, le président de la République n’a, de son côté, rien tenté depuis son élection, alors que la Constitution lui permet de saisir l’Assemblée pour que ses propositions soient examinées en priorité.
D’insoutenable la situation est devenue inextricable. La gestion hasardeuse de la pandémie, passible de poursuites, s’ajoute au blocage et à l’incompétence politiques.

L'ancien député Mondher Belhadj Ali. © Ons Abid pour JA
Les mesures qu’a pris le président de la République pour faire face à cette situation constituent-elles un coup d’État ?
Le président ne peut recourir aux mesures exceptionnelles de l’article 80 de la Constitution que s’il existe un péril imminent, qui menace les institutions et entrave le fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Ces trois conditions cumulatives ne semblent pas réunies pour le moment et ce, même si l’article 80 accorde au chef de l’État une large marge de manœuvre, tant dans l’appréciation de la situation que dans le choix des mesures exceptionnelles destinées à y remédier.
À défaut de pouvoir dissoudre l’Assemblée, le président, en décidant de geler les activités du Parlement peut-il provoquer un tel vide institutionnel ? Ce serait contraire à la logique même des travaux préparatoires de l’article 80, qui vise précisément à éviter tout vide en temps de crise grave. On ne peut interpréter le texte fondamental en s’opposant aussi frontalement aux travaux préparatoires.
Ces mesures exceptionnelles ont pour objectif de garantir le retour dans les plus brefs délais à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Or, on a du mal à percevoir en quoi le gel de toutes les compétences de l’Assemblée contribuerait à cet objectif.
Par ailleurs, le recours à des mesures exceptionnelles implique qu’il ne peut être présenté de motion de censure contre le gouvernement. Le président peut-il, en l’absence d’une telle motion, démettre le chef du gouvernement ? Rien dans la Constitution ne le lui permet ; elle indique que le gouvernement en exercice ne peut être démis que par un vote de censure à l’Assemblée. Là non plus, le chef de l’État n’a pas agi dans le plus strict respect de la Constitution.
Il faut restaurer l’État, réformer le pays et offrir de nouvelles perspectives aux jeunes
Pourquoi, dans ce cas, a-t-il recouru aux « mesures exceptionnelles » de l’article 80 ?
Manifestement, des raisons strictement politiques ont prévalu. La véritable nature de la décision présidentielle est claire : elle est l’exemple type d’un détournement présidentiel des pouvoirs constitutionnels, pouvant se révéler désastreux pour le pays.
S’agit-il donc d’un coup d’État ?
Cela ne semble pas être le cas, d’autant que le président s’évertue, depuis sa décision, à assurer les Tunisiens de sa loyauté à la Constitution, ce qui est important. Cependant, les violations de l’ordre constitutionnel sont bien réelles, et les dérives, menaçantes.
Comment en prémunir le pays et sauvegarder les acquis démocratiques ?
Pour éviter les risques de dérive, les atteintes aux libertés et la violence, plusieurs principes s’imposent : le recours exclusif au dialogue comme mécanisme de règlement de la crise ; le retour, nécessaire et programmé, à l’ordre constitutionnel ; le renouvellement de la légitimité des dirigeants ; enfin, une sortie de crise fonctionnelle. Celle-ci passe par la restauration de l’État, par une profonde réforme du pays, par l’offre de nouvelles perspectives à la jeunesse et par un retour au travail.
Ces principes, s’ils étaient adoptés, pourraient être mis en œuvre par le quatuor du Dialogue national [initiative lancée en 2013 par le syndicat UGTT avec le patronat, l’ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme]. Le quatuor pourrait soumettre le nom d’un nouveau chef de gouvernement à l’approbation du président et de l’Assemblée.
Faisons de cette crise une opportunité, et pas un drame national
Que deviendrait le Parlement ?
Revenant à l’exercice de ses compétences, l’Assemblée, en délibérant entre le 24 et le 31 août, interviendrait exclusivement sur quatre registres. Elle déciderait d’accorder ou non la confiance au nouveau gouvernement, adopterait l’amendement de l’article 107 du Code électoral relatif au mode de scrutin pour les législatives, élirait de manière consensuelle trois membres de la Cour constitutionnelle proposés par le quatuor, et délèguerait au nouveau chef du gouvernement le pouvoir de prendre des décrets-lois, en vertu de l’article 70 de la Constitution.
À la clôture de ses travaux, le 31 août 2021, elle décrèterait la fin de la législature et demanderait que des élections législatives anticipées soient organisées d’ici à la fin de l’année. Le 1er septembre, le président de la République mettrait fin aux mesures exceptionnelles, comme il doit l’annoncer à la Nation le 24 août.
En Tunisie, les transitions réussies ont toujours été le fruit d’un dialogue tout en souplesse, adossé à des principes fermes, sans recours à la répression ou à la violence. Il nous faut faire de l’actuelle crise une opportunité et non un drame national, qui gâcherait nos acquis démocratiques. La Tunisie en a incontestablement les moyens. À ses dirigeants d’en avoir la volonté.