« Je suis l’homme le plus recherché de Tunisie », s’épanchait en direct sur le web le député d’Al Karama Seifeddine Makhlouf. Trois jours auparavant, le passage en force opéré par le président de la République, Kaïs Saied, le 25 juillet, avait gelé l’Assemblée et porté un coup aux provocations et à l’escalade de violence de la coalition dont Makhlouf est l’un des leaders. Un revirement de situation spectaculaire pour ce cador de l’hémicycle qui semblait ne rien craindre.
« Va mourir ! » C’est par ce vœu peu amène que le député, a conclu, le 30 juin, son agression physique à l’encontre d’Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL, proche de l’ancien régime) lors d’une plénière ordinaire à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Une heure plus tôt, la même avait subi l’assaut d’un autre député de la mouvance, Sahbi Smara, qui lui a asséné un coup de poing et donné plusieurs coups de pieds. Une violence froide et délibérée que ne sauraient justifier d’hypothétiques provocations.
Élue aux législatives de 2019 avec 169 000 voix, soit le suffrage de près de 4 % des votants, la Coalition Al Karama se range parmi les courants populistes-conservateurs. Connus à titre individuel pour des prises de position extrémistes, des antécédents judiciaires ou leur soutien aux jihadistes – Seifeddine Makhlouf est l’avocat de terroristes « présumés » –, les membres de la mouvance ne semblent pas avoir un réel poids politique mais suscitent l’inquiétude de l’opinion publique. Au fil des mois, les députés évoluant sous la bannière d’Al Karama se sont davantage signalés par leur turbulence, voire leur violence, que par leur participation constructive aux débats.
Gardiens autoproclamés de la révolution
Ce qui n’est pas pour rassurer des Tunisiens sidérés par les débordements et l’absence de limites des 17 élus que compte le groupe. À l’origine, le parti, qui reprenait à son compte le thème de la dignité (karama), en tête des slogans de la révolution de 2011, exigeait l’inscription de la charia dans la Constitution, s’opposait à l’égalité des sexes dans l’héritage, soutenait la peine de mort et la criminalisation de l’homosexualité. Pour donner plus de couleur locale à ces thèmes somme toute classiques chez les populistes tunisiens, les membres du parti affichent un virulent sentiment anti-français, sous couvert de défense de la souveraineté nationale face à l’ancienne autorité coloniale, régulièrement accusée de piller les ressources du pays.
Faute d’action politique, pour laquelle ils n’ont pas de compétence, ils sont contraints de donner dans la surenchère
Des positions qui semblent calibrées pour séduire les électeurs les plus radicaux, mais qui sont surprenantes quand on connaît le passé de certains membres du mouvement, comme le député Yosri Daly, un ancien apparatchik du régime Ben Ali, ou le sympathisant Imed Dghij, ex-homme de main d’Imed Trabelsi, beau-frère de l’ancien président, à La Goulette et au Kram, dans la banlieue de Tunis.
Ni opposants à l’ancien régime, ni militants de la société civile, ils se sont néanmoins engouffrés dans la brèche de la révolution pour s’en improviser les gardiens. Certains, comme Imed Dghij, ont d’ailleurs été des piliers des Ligues de protection de la révolution (LPR), milices aujourd’hui interdites, mais considérées en 2013 comme une émanation violente du courant islamiste. « Les LPR n’étaient pas des criminels. Nous n’avons pas de complexe avec notre base, ce sont des Tunisiens », déclarait Seifeddine Makhlouf à Jeune Afrique en décembre 2019.
Sur ses 21 députés initiaux, la Coalition Al Karama en a perdu quatre. Mais elle n’a jamais fait autant parler d’elle. Ses élus donnent de la voix, s’adonnent à des actes violents, mais semblent moins intéressés par les travaux de l’Assemblée. Déjà, en décembre 2020, ils avaient passé à tabac le député du Bloc démocratique Anouar Bechahed pour avoir condamné les propos d’un député de la Coalition, Mohamed Affès, selon qui les mères célibataires sont « soit des traînées soit des femmes violées ».
« En se mobilisant dans l’espace public, les ultra-populistes ciblent les plus radicaux, une minorité visible et très active sur les réseaux. Pour conserver leur attention, faute d’action politique pour laquelle ils n’ont pas de compétence, et dans l’ingouvernabilité constitutionnelle actuelle, ils sont contraints de donner dans la surenchère », commente le conseiller en communication politique Kerim Bouzouita.
Aux ordres d’Ennahdha ?
Les élus Al Karama ne sont pas les seuls à avoir invité la politique-spectacle sous la coupole. La députée agressée, Abir Moussi, si elle ne se livre pas à de telles violences, n’est pas elle-même exempte de tout reproche. Agitatrice permanente de l’Assemblée au prétexte de dénoncer les menées islamistes, elle est devenue la cible favorite des députés d’Al Karama. Impunis même après de tels actes, ces derniers bénéficient-ils de la protection d’Ennahdha, avec qui ils forment le bloc majoritaire au Parlement ?

Le député et porte-parole de la Coalition Al Karama, Seifeddine Makhlouf, au Parlement, à Tunis, le 30 juillet 2020. © FETHI BELAID/AFP
S’il condamne ces violences par voie de communiqué, le président de l’hémicycle, Rached Ghannouchi, ne semble pas déterminé à agir pour les faire cesser. Ces débordements, même les plus violents, sont parfois applaudis par les élus islamistes. Certains, images à l’appui, évoquent même de discrètes consignes de députés d’Ennahdha, lesquels auraient téléguidé l’agression d’Abir Moussi par les deux membres d’Al Karama. « Ils sont aux ordres d’Ennahdha, dont dépend la survie de leur formation. Autrement elle aurait disparu depuis longtemps de l’Assemblée », note un observateur.
En tout cas, Ennahdha et la Coalition ont des adversaires communs : Abir Moussi, le syndicat de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le président de la République, Kaïs Saïed, qui pourrait, s’il venait à dissoudre l’ARP et à modifier la loi électorale, faire disparaître Al Karama.
Toute à ses ambiguïtés, la Coalition a en quelques mois perdu de sa crédibilité
Pour le moment, le mouvement s’est rangé du côté de la majorité, comme le parti Qalb Tounes (30 sièges) qu’il décriait en 2019, après avoir menacé au début de la mandature d’intégrer l’opposition. Il apporte son appui à Ennahdha, dont les 54 députés ne peuvent dicter à eux seuls la marche du Parlement, et se targue de soutenir le gouvernement, sans pour autant être représenté au sein de l’exécutif.
Fin de l’immunité
Toute à ses ambiguïtés, la Coalition a en quelques mois perdu de sa crédibilité. Un baromètre politique de juillet 2021 effectué par Sigma Conseil révèle que 67 % des Tunisiens n’ont pas confiance en Seifeddine Makhlouf, dont le recours récurrent à la violence et la propension à abuser de son statut de parlementaire sèment le doute sur ses objectifs réels. Makhlouf a ainsi provoqué un tollé à l’aéroport de Tunis-Carthage le 15 mars dernier en tentant, avec son acolyte Abdellatif Aloui, de faire franchir les frontières à une jeune femme fichée S.
Tous esquivent systématiquement les convocations des juges et se prévalent de leur qualité d’élus pour invoquer l’immunité. L’instruction des affaires où sont impliqués ces intouchables traîne en longueur et s’enlise sans qu’ils soient inquiétés. « Ils ne seront pas éternellement couverts par Ennahdha. Les membres d’Al Karama mélangent les genres et jouent un jeu dangereux sans en mesurer les retombées », estime un ancien député, qui prévoit qu’il leur faudra tôt ou tard s’expliquer.
Seifeddine Makhlouf et certains de ses compagnons dont Maher Zid, Mohamed Affes et Abdellatif Aloui ont ainsi été interpellés par la justice militaire dans le cadre de l’affaire de la voyageuse fichée S. Ils ont été relâchés puisque les poursuites entamées par le parquet civil ont rendu caduque la procédure de l’instruction militaire. Mais il y a fort à parier que la chronique judiciaire ne s’arrêtera pas là pour les députés de la coalition.