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Burundi : Évariste Ndayishimiye, le pari de l’ouverture
« J’ai acheté un bout de forêt, je l’ai offert aux enfants et on y a construit une cabane pour y dormir. » J’ai retrouvé cette phrase écrite de la main de mon père au dos d’une photo datant de 1988. Sur le cliché un peu flou, ma sœur et moi sommes assis sur les genoux paternels devant l’entrée d’une case en bois. Mon père venait de faire l’acquisition d’une colline à l’entrée du village de Musigati, dans le nord-ouest du Burundi, à la lisière du parc national de la Kibira, la plus vieille et la plus vaste réserve forestière du pays. À cette époque, Musigati était un petit centre administratif au fond d’une vallée, avec pour seuls espaces collectifs un modeste marché de produits vivriers et un débit de boissons. Les rares habitations étaient dispersées sur les collines environnantes.
Depuis le XIXe siècle, le Burundi, pays de collines, compte parmi les peuplements les plus denses du continent africain. Cette pression démographique façonne les paysages sur une grande partie du territoire. La conséquence est une disparition des essences originelles et une dégradation de la végétation dues à la pression concomitante des troupeaux de vaches, des feux de brousse, de l’abattage des arbres destiné à la construction et à la fabrication de charbon de bois, des terres à cultiver. C’est la raison pour laquelle mon père n’hésita pas un instant à acheter « un bout de forêt » lorsqu’il découvrit la région de Musigati. C’était une aubaine ! Lui qui se rêvait en Henry David Thoreau (1817-1862), il avait trouvé son « Walden » ! À 60 kilomètres de Bujumbura – où nous vivions –, il existait encore une région sauvage, quasiment vierge de l’empreinte de l’homme et du fameux « progrès » que vantaient et rabâchaient tous les discours politiques de l’époque.
Un enchantement
À la fin de chaque semaine d’école, j’embarquais dans la camionnette bringuebalante de mon père pour une véritable expédition. Il nous fallait compter plus de trois heures d’une route poussiéreuse et cahoteuse pour nous rendre à Musigati. La parcelle de mon père était une colline de quelques hectares, recouverte d’une dense végétation, qui abritait une faune importante d’oiseaux, de rongeurs et de reptiles. Un sentier menait jusqu’au sommet de la colline, dans une clairière où nous avions construit une simple cabane, sans porte ni fenêtre, avec des troncs d’arbres et un toit de paille. Nous dormions à même le sol, sur la terre battue, dans des sacs de couchage.
À la nuit tombée, nous partions en promenade en suivant l’écheveau complexe de sentiers qui reliait les habitations des collines entre elles. Le chemin était éclairé par une multitude de lucioles posées sur les plantes telles des guirlandes surnaturelles. Ils nous semblaient que mille feux embrasaient la nuit et la forêt. Parfois, nous enfermions ces petites bestioles dans des bouteilles en verre avec l’espoir d’en faire des lanternes. Mais alors les lucioles cessaient aussitôt de s’illuminer. Encore aujourd’hui, le souvenir de ces nuits de promenade sur les collines de Musigati reste gravé comme un enchantement profond de mon enfance.
Je me souviens de mon malaise
En 1993, à la suite d’un violent coup d’État et de l’assassinat par l’armée du premier président de la République démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, le pays sombra dans une guerre civile terriblement sanglante. Musigati ne fut pas épargné et de nombreux massacres eurent lieu sur les collines de la localité. Le village devint un camp de déplacés. Des groupes armés hutu se replièrent dans la forêt de la Kibira pour combattre l’armée régulière principalement composée de Tutsi. La route pour Musigati devint dangereuse, des mines antichars étaient posées sur la piste par les rebelles et des embuscades se produisaient régulièrement. Pour autant, mon père continua de se rendre régulièrement sur sa colline, mais le contexte ne lui permettait plus de passer la nuit sur place.
La guerre dura plus de dix ans. Le pays subit un embargo commercial et des épisodes de sécheresse touchèrent de nombreuses régions, provoquant des famines. Ce fut le cas de la région de Musigati. Je me souviens de mon malaise, à la fin des années 1990, face à ce groupe d’enfants atteints de kwashiorkor, les cheveux blonds et le ventre protubérant, me fixant de leurs grands yeux vifs enfoncés dans leurs orbites.
En 2005, à la suite des accords de paix sous l’égide du président tanzanien Julius Nyerere et de celui sud-africain Nelson Mandela, le pays retrouva une paix précaire. Des projets de développement furent lancés un peu partout. Une route asphaltée relia Bujumbura à Bubanza, la capitale de la province. Du jour au lendemain, Musigati se trouva à une heure de route de la capitale. La région fut électrifiée et en quelques années la population explosa. La pression démographique toujours plus forte poussa les plantations à rogner chaque jour un peu plus sur la forêt de la Kibira, aggravant le phénomène d’érosion des sols.
Signe d’un changement d’époque, les discours politiques sur les questions environnementales et le réchauffement climatique ont peu à peu remplacé ceux des années 1990 sur le progrès et la démocratie. Aujourd’hui, le Burundi est touché par des périodes de grande sécheresse, suivies de pluies torrentielles causant des dégâts considérables et une érosion des sols, une augmentation de la température du lac Tanganyika provoquant la disparition de poissons endémiques et l’apparition de la malaria dans des régions de haute altitude jusqu’alors épargnées… Autant d’événements attribués aux modifications climatiques. Pourtant, au début du XXIe siècle, un Américain moyen – sans tenir compte des différences de classes sociales – émettait autant de CO2 que plus de 500 habitants du Burundi. Paradoxalement, les conséquences de ces changements climatiques pèsent beaucoup plus sur un pays comme le Burundi, où les populations sont particulièrement vulnérables, que sur les pays du Nord, grands émetteurs.
Les nuits ont perdu leur majesté
Il y a quelques années, je suis retourné à Musigati. La forêt qui recouvrait la colline de mon père avait été rasée. La nuit n’était plus constellée de lucioles. Elles avaient tout simplement disparu. J’ai appris que la « disparition des lucioles » est le cœur d’un texte du poète et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini. Voilà ce qu’il en disait dans son article parut en 1975 dans le Corriere della Sera : « Au début des années 1960, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau, les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. »
L’histoire récente du Burundi oscille tragiquement entre des cycles de violence à répétition, une crise économique et politique profonde et des périodes de paix précaire.
Les lucioles ne sont plus là pour éclairer les ténèbres. Les nuits ont perdu de leur majesté. Le réchauffement climatique est un danger pour le vivant et l’avenir de la planète. Il détruit des écosystèmes, mais il détruit aussi une chose bien plus grande et imperceptible. Il tue le chant poétique du monde.