L’homme à la barre dégage une certaine aisance. Il décline poliment l’invitation du juge à plaider assis, et n’hésite pas à s’engager dans de longues envolées lyriques qu’il n’interrompt que pour consulter ses avocats ou regarder les notes qu’il tient fermement entre ses mains. Ce 24 juin dans la salle d’audience du Tribunal criminel spécial (TCS) de Yaoundé, Edgar Alain Mebe Ngo’o apparaît dans un de ses habituels costumes sur mesure, qui en ferait presque oublier son statut de prisonnier, tout comme la tourmente mediatico-judiciaire dans laquelle il est empêtré depuis bientôt quatre ans.
Face aux juges, l’ancien ministre de la Défense cherche à décrédibiliser la longue liste de documents présentés par le procureur général pour soutenir l’inculpation retenue contre lui et ses quatre co-accusés. On y retrouve pêle-mêle un rapport de l’Agence nationale d’investigations financières (Anif), des bons de commandes passés par le ministère de la Défense du temps où il en était le patron, des factures, des lettres… Autant d’éléments censés prouver sa culpabilité dans les affaires de détournement et de blanchiment de plus de 20 milliards de F CFA (près de 30,5 millions d’euros), de non-respect du code des marchés publics ayant fait perdre près de 196,8 milliards de F CFA à l’État ou encore de prise illégale d’intérêts.
« Grotesque »
Edgar Alain Mebe Ngo’o conteste tout. Le rapport de l’Anif témoignant d’un supposé enrichissement illicite de l’accusé ? « Une instrumentalisation, affirme-t-il. Cet organisme a été saisi en violation des règles qui l’organisent ». Les 21 marchés publiques ayant fait l’objet de surfacturation ? « Juridiquement grotesque, se défend-t-il. C’est comme si j’étais l’acteur unique du processus de passation de ces marchés, pourtant il existe au sein de l’administration une chaîne de la commande publique ».
Laurent Esso était au courant de tout
L’ancien ministre balaie également le témoignage d’un ancien employé du ministère de la Défense, élément clé des détails sur des détournements présumés lors des fêtes nationales du 20 mai entre 2010 et 2015. « Comment le ministère public peut-il baser son accusation sur les déclarations d’un militaire révoqué avant la survenue de certains faits », a-t-il demandé à la Cour, rappelant que le contre-amiral Jean-Pierre Nsola, cité dans le dossier, avait été révoqué de l’armée camerounaise pour « faute lourde » par un décret présidentiel signé le 26 décembre 2013.
Scénario similaire dans l’affaire liée au contrat signé en 2013 entre le ministère camerounais de la Défense et la société chinoise Poly Technologies pour 300 millions d’euros d’équipements militaires (hélicoptères et patrouilleurs notamment), et pour laquelle Mebe Ngo’o est soupçonné d’avoir reçu « d’énormes libéralités et cadeaux ». Ici, l’ancien Mindef assure avoir agi sous les ordres du président.
« Je suis allé en Chine par la volonté du chef de l’État, avec des ordres de mission signés du secrétaire général [de la présidence de la République, Laurent Esso, actuel ministre de la Justice, ndlr], a-t-il expliqué à la Cour. Il était au courant de tout. Les quatre marchés constituant le contrat litigieux ont tous été validés aussi bien par la présidence de la République que par l’état-major particulier du chef de l’État à travers leurs visas. Il ne s’est pas agi d’une manœuvre personnelle de ma part menée de manière subreptice. »
Devoir de réserve
L’évocation du nom du président camerounais suscite une légère clameur dans la salle d’audience. En bon tribun, Mebe Ngo’o semble s’être acquis les faveurs de l’assistance, et même de la presse camerounaise. Au lendemain de l’audience du 24 juin, certains tabloïds interrogeaient « la panne de preuves » du ministère public.
Elles semblent bien loin les années où le tout puissant collaborateur du chef de l’État suscitait crainte et fascination dans les rédactions comme au sein du sérail. Retournement de situation, le sexagénaire doit aujourd’hui affronter « des bourreaux ». « C’est moi qui suis accusé, mais quatre autres personnes sont détenues : mon épouse, mon ami avec qui je chemine depuis près de 40 ans [Philippe Menye], des anciens collaborateurs [Maxime Mbangue et Ghislain Mboutou]. Pourquoi voulez-vous me faire porter le poids de leur malheur sur ma conscience ? »
Edgar Alain Mebe Ngo’o et ses avocats en sont convaincus, « le dossier est vide ». Sauf que sa défense s’appuie en grande partie sur des déclarations et ne dispose que de peu de documents pour les étayer. « Ce serait une faute pour moi de produire des pièces pour justifier mes propos, a-t-il expliqué à la Cour. Je demeure astreint au devoir de réserve bien que je ne suis plus en fonction. Je préfère la réclusion à vie plutôt que de dévoiler le secret défense ». Ce devoir entravera-t-il la manifestation de la vérité ? « Les documents existent et sont disponibles au ministère de la Défense. La Cour peut s’y rendre pour consultation », a-t-il ajouté.
L’audition des accusés devrait se poursuivre à la mi-juillet. Le parquet ayant choisi de faire ses réquisitions uniquement sur les pièces reversées au dossier, aucun témoin n’est attendu à la barre. Une stratégie qui intrigue les avocats du couple Mebe Ngo’o, qui continuent de réclamer la présence du secrétaire général de la présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh, et du ministre de la Justice, Laurent Esso, dans le box des accusés. Selon eux, les deux sont signataires de pièces à conviction et donc des témoins clés du procès. Affaire à suivre.