Lors de la fondation de l’afro, en 2018, la trentaine de membres de la fondation éponyme n’ambitionnait rien de moins que de devenir la première cryptomonnaie africaine.
Depuis Paris ou Genève, siège de l’organisation, ces artistes (Mansour Ciss Kanakassy), experts (Karim Zine-Eddine, Thameur Hemdane) ou encore avocats (Fabien Lawson, Fortuné Ahoulouma) voulaient une cryptomonnaie qui permette une réduction des coûts des transactions à travers le continent.
Trois ans plus tard, les comptes ne sont pas très bons. Parmi les 54 pays du continent, un seul, la Côte d’Ivoire, a effectivement signé un accord avec l’organisation non gouvernementale. Et encore ce dernier n’officialise-t-il pas vraiment une utilisation de l’afro en tant que monnaie virtuelle : son système de blockchain permet de sécuriser l’envoi de lettres recommandées.
Réduction des coûts de transferts
Mais David Nataf n’en démord pas. « L’afro veut devenir le bitcoin de l’Afrique ! », continue à marteler ce spécialiste du droit informatique et de la cryptologie, depuis son bureau installé au sein de la Fondation.
10 000 transactions par an
Tout juste concède-t-il – sans vouloir communiquer le nombre d’utilisateurs de la cryptomonnaie – que celle-ci « n’a pas encore pris l’ampleur souhaitée ». « Nous posons des fondations. C’est un peu comme lors des débuts d’internet, c’est tout nouveau », tempère-t-il.
Pour l’heure, la Fondation avance les chiffres de 10 000 transactions d’afros et 3 000 utilisations mensuelles de la carte esim du système (contre 1 160 à son lancement), qui permet d’utiliser l’afro d’un pays du continent à l’autre. Bien loin des 1,3 milliard d’Africains.
L’afro est loin d’être la première cryptomonnaie à afficher une telle ambition panafricaine : l’akoin – proposé par le chanteur américano-sénégalais Akon –, le nurucoin et l’ubuntu sont quelques-uns de ces projets. Mais pour Jérôme Mathis, professeur d’économie à Paris-Dauphine : « tous sont à l’état embryonnaire ».
« Il ne faut pas donner à l’afro une dimension qu’il n’a pas. C’est encore un petit projet », poursuit le professeur, qui rappelle qu’il y a déjà sur le continent 40 devises pour 54 États, et pas moins 7 000 crypto-monnaies dans le monde. L’afro ne figure d’ailleurs pas parmi les cent monnaies virtuelles dont le cours est le plus fort.
Négociations au Cameroun et au Bénin
Mais la Fondation entend maintenir son cap. « Nous parlons avec les banques centrales de plusieurs pays, en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et en Afrique de l’Est. Notre stratégie est de nous implanter partout », explique à Jeune Afrique Daniel Ouédraogo, l’un des cofondateurs de l’afro.
Des discussions ont lieu « ou sont envisagées » avec le Cameroun, le Bénin, le Burundi ou encore la Tanzanie, confie David Nataf qui se refuse à dévoiler une liste exhaustive de crainte de « de faire échouer ces accords ».
En Afrique de l’Est, le dialogue semble bien engagé entre les autorités régaliennes et le marché de la cryptomonnaie. La présidente tanzanienne, Samia Suluhu Hassan, a ainsi demandé à la Banque centrale de commencer à se pencher sur la question – même si la Tanzanie n’accepte pas encore les crypto-actifs.
Prudence des acteurs
« Sur le plan continental, il n’y a pas vraiment de réglementation claire sur le sujet », constate Daniel Ouedraogo qui relève « une sorte de prudence de la part de certains acteurs » qui rend difficiles les négociations. « Chaque gouvernement a sa propre réaction. Certains y voient une concurrence déloyale envers leur monnaie, d’autres veulent encadrer les cryptomonnaies pour protéger leur population…» renchérit Jérôme Mathis.
Attentisme, encadrement, interdiction… Au Maghreb, l’Algérie s’affiche résolument hostile aux cryptomonnaies. Le Maroc se dit favorable à la blockchain mais n’autorise pas les transactions de crypto-actifs.
En Tunisie, où le minage des crypto-monnaies et la possession d’un wallet sont interdits, le ministre des Finances avait exprimé dans la presse, en juin 2021, son désaccord après l’arrestation d’un habitant qui avait utilisé une monnaie numérique.
Le Nigeria champion du bitcoin
Si les cadres nord-africains semblent donc peu propices à l’émergence de l’afro – ou d’une autre cryptomonnaie -, les membres de la Fondation misent sur l’Afrique du Sud, le Nigeria ou le Kenya, plus ouverts aux technologies blockchain.
Le Nigeria est même, avec 13 millions d’utilisateurs de bitcoins en 2021, le troisième pays au monde pour l’utilisation de la cryptomonnaie la plus célèbre, derrière l’Inde et les États-Unis, avec plus du tiers de ses usagers sur le continent, évalués à 32 millions par le site Triple-A, qui établit des statistiques sur les cryptomonnaies.
Nathalie Janson, professeure d’économie à Neoma Business School, experte en monnaie virtuelle, se montre sceptique quant à l’aboutissement du projet afro, qui a pourtant selon elle « l’avantage d’afficher son indépendance technique par rapport au système bancaire ». Mais « une adhésion à l’afro implique une adhésion au groupe qui l’a lancé », explique la chercheuse qui pointe un « manque de renommée » des porteurs du projet.
Une population jeune et technophile
Un constat partagé par Jérôme Mathis, selon lequel les avantages de l’afro – sa rapidité et son faible coût de transaction – risquent de ne pas suffire à vaincre les réticences des utilisateurs devant des « technologies qui ne sont maîtrisées que par un nombre limité de personnes », analyse Jean-Marc Velasque, acteur du système financier à SopraBanking France.
D’autant plus que « les risques de piratage sont réels », souligne Jérôme Mathis.
À contre-courant de ces analyses prudentes, Giulia Mazzolini, directrice de Bitpanda France – une plateforme d’investissement dans les cryptomonnaies, croit à un potentiel de l’afro : « L’intérêt pour les cryptomonnaies ne cesse de croître en Afrique, où elles se positionnent désormais comme une solution à la forte inflation que connaissent certains pays », assure-t-elle, tout en soulignant le fait que « plus de 80% des Africains ne possèdent pas de compte bancaire ».
Faible bancarisation, importance des envois de fonds par la diaspora africaine, faible confiance dans les banques et la monnaie locale, instabilité chronique… Autant de facteurs qui pourraient plaider en faveur des cryptomonnaies sur le continent, d’autant plus que « la population y est jeune et donc technophile », souligne Nathalie Janson.
Un fonds de compensation pour une monnaie stable
L’afro pourra-t-il donc rattraper son retard et atteindre ses objectifs ? Malgré leur prudence, les experts ont envisagé, à la demande de JA, des scénarios optimistes. Ainsi, pour Nathalie Janson, l’adoption de l’afro par un réseau de commerçants permettrait à l’utilisateur d’y voir un intérêt.
Giulia Mazzolini, Nathalie Janson et Jérôme Mathis s’accordent aussi sur la nécessité de stabiliser – et donc fiabiliser – le cours de l’afro. Pour ce faire, il faudrait, selon Jean-Marc Velasque, que la cryptomonnaie soit adossée à une devise officielle, via la mise en place d’un fonds de compensation. Un mécanisme sur lequel la Fondation se penche d’ailleurs déjà.
« L’afro ne supplantera pas la monnaie officielle mais coexistera avec, et grâce, à des devises qui seraient, par exemple, l’euro, le rand et le dollar », détaille David Nataf.
Jérôme Mathis suggère aussi un élargissement de l’usage de l’afro à d’autres fonctions, à l’image de ce qui se fait en Côte d’Ivoire depuis la signature en juin d’un accord entre la Fondation et l’Autorité postale. Un accord que l’organisation souhaiterait étendre à toute l’Afrique grâce à l’Union postale.
Daniel Ouedraogo et David Nataf, qui chercheront à se faire connaître lors de l’Africa Blockchain Week, un événement virtuel (organisé depuis le Maroc) du 28 juin au 1er juillet, espèrent de leur côté une belle progression de l’utilisation de l’afro dès le mois d’août grâce à leur adhésion au Binance blockchain, un algorithme qui pourrait leur permettre d’atteindre 50 000 utilisateurs mensuels dès le mois d’août, assurent-ils.