Politique

Algérie : la répression sous Tebboune est-elle plus sévère que sous Bouteflika ?

Alors que le chef de l’État affirmait vouloir solder les années Bouteflika, la répression des opposants atteint des niveaux jamais observés sous la présidence précédente.

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Mis à jour le 29 juin 2021 à 14:46

Même si elles ne se sont pas avérées suffisantes pour compenser les vulnérabilités structurelles du pays, les mesures prises par Alger ont permis de « protéger » son économie, admet le FMI. Ici, le président Abdelmadjid Tebboune, le 13 décembre 2019 à Alger. © Fateh Guidoum/AP/SIPA

Antar ! Il y a quelques années, il suffisait de prononcer le nom de cette caserne de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, ex-DRS) pour glacer d’effroi tout opposant, quelle que soit sa couleur politique. Si le détail de ce que cachent les murs de ce centre opérationnel des services secrets situé sur les hauteurs d’Alger n’est pas connu, les quelques témoignages qui ont filtré sur les conditions de détention et d’interrogation des suspects suffisent à en faire une sinistre légende.

En février dernier, la caserne est au cœur d’une affaire de tortures et de sévices présumés dont l’étudiant Walid Nekiche se dit être victime après y avoir été détenu en 2019 et interrogé dans le plus grand secret pendant une semaine, avant d’être déféré devant un juge et placé en détention préventive.

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L’affaire Walid Nekiche, qui a éclaté dans l’enceinte d’un tribunal avec les révélations de l’étudiant devant le juge, soulève un tel tollé en Algérie et à l’étranger que la justice civile décide d’ouvrir une enquête avant que celle-ci ne soit récupérée par le tribunal militaire de Blida.

Main de fer

Le cas de cet étudiant aura propulsé la caserne Antar sur le devant de la scène pour aggraver un peu plus sa réputation de lieu de détentions extra-judiciaires, d’autant que le général Wassini Bouazza, ex-tout-puissant chef de la DGSI, ainsi que le colonel Yacine, qui dirigeait ce centre au moment où Nekiche y était détenu, purgent aujourd’hui de lourdes peines à la prison militaire de Blida, notamment pour « outrages à corps constitué » et « faux et usage de faux ».

La comptabilité que tient au jour le jour le Comité national pour la libération des détenus éclaire le virage répressif

Les derniers événements qui se sont déroulés à la veille des élections législatives du 12 juin jettent une fois de plus une lumière crue sur la caserne Antar, devenue le symbole de la répression qui touche manifestants, hommes politiques, journalistes ou militants des droits de l’homme.

Interpellés jeudi 10 juin, les journalistes El Kadi Ihsane et Khaled Drareni, connus pour leur engagement dans le Hirak, sont détenus et interrogés dans cette caserne pendant plus de trente heures avant d’être relâchés.

Si les auditions des deux journalistes se sont déroulées sans contraintes ni violences, dans une ambiance plutôt cordiale, selon leurs témoignages respectifs, les questions, les requêtes et les interrogations des officiers de la DGSI en disent long sur la volonté des autorités de tenir les opposants d’une main de fer.

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La comptabilité que tient au jour le jour le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) éclaire ce virage répressif qui s’est amorcé depuis la reprise, en février 2021, des manifestations du Hirak, après une pause d’une année pour cause de pandémie de Covid-19.

300 prisonniers d’opinion

Selon les données actualisées par cette association, qui a vu le jour en août 2019, on dénombre aujourd’hui près de 300 prisonniers d’opinion dans diverses prisons du pays. Dimanche 27 juin, quatre militants du mouvement indépendantiste MAK (Mouvement pour l’auto-détermination de la Kabylie) sont placés sous mandat de dépôt pour les chefs d’inculpation de « appartenance à organisation terroriste », « atteinte à l’unité nationale », « incitation à la haine ».

Le même jour, l’ancien député Nordine Aït Hamouda, fils du colonel Amirouche, une des figures de la révolution, est incarcéré à la prison d’El Harrach pour « atteinte aux symboles de l’État et de la révolution, atteinte à un ancien président de la République, atteinte à l’unité nationale, incitation à la haine et discrimination raciale ». Dans une interview accordée à la chaîne privée Al Hayat TV, Aït Hamouda avait qualifié l’émir Abdelkader, autre figure du nationalisme algérien, de « traître ».

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Cette vague d’arrestations et d’incarcérations qui s’est accentuée depuis la reprise des manifestations du Hirak en février 2021 est inédite en Algérie depuis les deux dernières décennies. Sous le régime du président déchu Abdelaziz Bouteflika, les militants qui s’étaient opposés à sa reconduction pour un quatrième mandat en 2014 avaient été réprimés, traqués et fichés, sans pour autant être jetés en prison.

Journalistes, syndicalistes, avocats, étudiants, hommes politiques… la détention préventive touche aujourd’hui toute voix contestataire

Les manifestations organisées à Alger en février 2011 pour réclamer le départ du régime dans la foulée des révoltes qui ont balayé le Tunisien Ben Ali et l’Égyptien Moubarak ont été étouffées sans que la répression ne débouche sur des emprisonnements. Les autorités algériennes se plaisaient alors à employer l’élément de langage « gestion démocratique des foules » pour évoquer l’usage de moyens non-coercitifs pour museler l’opposition.

La récréation n’a pas duré

Journalistes, syndicalistes, avocats, étudiants, hommes politiques ou militants du mouvement associatif, la détention préventive touche aujourd’hui indistinctement toute voix contestataire. Atteinte à l’unité nationale, incitation à l’attroupement non-autorisé, entrave au déroulement des opérations de vote, désobéissance civile, financement étranger ou encore crimes liés aux technologies de l’information et de la communication, la palette des chefs d’inculpation visant les prévenus s’est élargie au fil des mois et débouche souvent sur des mandats de dépôt. Ce qui fait dire à un avocat que la détention préventive est devenue une règle, alors qu’elle relève d’une mesure d’exception.

Cette politique de tolérance presque zéro a pourtant été précédée d’une attitude plus conciliante et moins coercitive. De retour à Alger, en février, après une longue convalescence en Allemagne, où il s’est fait soigner des séquelles de sa contamination au coronavirus, Abdelmadjid Tebboune affiche une volonté d’apaisement en accordant la grâce présidentielle à une soixantaine de détenus d’opinion, alors que le gouvernement récuse l’usage de ce vocable.

Le chef de l’État ne manque pas, dans la foulée de l’annonce de ces libérations, de tresser des lauriers au Hirak, qu’il qualifie de mouvement populaire béni qui a débarrassé le pays de la Issaba (la bande maffieuse) et évité l’effondrement de l’État.

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La récréation n’a pas duré. La volonté affichée d’apaiser les esprits, de faire baisser les tensions politiques et sociales, de diminuer les pressions et les critiques contre l’appareil judiciaire cède rapidement la place à une politique de fermeté. Celle-ci coïncide avec la reprise des marches du mardi et du vendredi qui drainent des centaines de milliers de personnes, notamment à Alger.

Camouflets

Remise en question de la légitimité du président Tebboune, exigence du départ du système, mise en place d’une période de transition, ciblage de l’institution miliaire et mise en cause des services secrets dans la gestion de la lutte anti-terroriste durant la décennie noire : les manifestations hebdomadaires et leurs lots de revendications hétéroclites sonnent comme autant de camouflets pour le chef de l’État, qui répète à l’envi que son projet d’instaurer une « nouvelle Algérie » est sur les bons rails.

Faut-il alors laisser la rue gronder au risque d’hypothéquer le déroulement des législatives du 12 juin et de voir le mouvement de contestation s’amplifier au fil des semaines au point de devenir ingérable ? Le gant de velours tombe et laisse apparaître la main de fer.

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Les marches sont soumises à l’autorisation du ministère de l’Intérieur, les arrestations et les incarcérations se multiplient, alors qu’un dispositif policier est déployé à Alger pour empêcher les manifestations. Résultat : le Hirak de rue est étouffé, sauf en Kabylie, où des milliers de personnes continuent de manifester chaque vendredi.

Ce dispositif semble plutôt fonctionner dans la mesure où la rue ne gronde plus et que les opérations de vote se sont déroulées sans heurts à travers le pays sauf, là encore, dans les villes de Kabylie, où des bureaux de vote ont été saccagés. Ce n’est guère nouveau dans cette région frondeuse où, depuis vingt ans, chaque scrutin débouche sur des opérations de destruction des urnes. À ce dispositif policier et aux arrestations de dizaines d’opposants s’ajoutent d’autres tours de vis pour réduire la contestation.

Si l’expression de « nouvelle Algérie » n’est pas galvaudée, il n’est pas certain que c’est celle qu’attendaient les Algériens…

Des partis politiques agréés depuis l’avènement du pluralisme en 1989, ainsi que des associations actives depuis une vingtaine d’années sont désormais sous la menace d’une dissolution. Là encore, du jamais vu sous l’ancien régime de Bouteflika.

Si ce dernier s’est obstinément refusé à accorder l’agrément à une poignée de partis politiques fondés par d’anciens ministres, comme Ahmed Taleb Ibrahim ou Sid Ahmed Ghozali, il n’est pas pour autant allé jusqu’à prononcer l’interdiction de formations qui font partie du paysage politique depuis trois décennies.

Nouvel arsenal

Dernier acte de cette politique qui consiste à resserrer de plus en plus l’étau autour des voix dissonantes ? Les amendements portés récemment au système juridique de lutte contre le terrorisme, avec notamment la création d’une liste nationale des personnes et des entités terroristes.

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Le nouveau texte évoque tout « acte terroriste ou sabotage, tout acte visant la sûreté de l’État, l’unité nationale et la stabilité et le fonctionnement normal des institutions par toute action ayant pour objet », notamment d’« œuvrer ou d’inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels », ou « porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’inciter à le faire, par quelque moyen que ce soit ».

Des partis politiques et des militants des droits de l’homme craignent que sous couvert de lutte contre la subversion, l’interprétation de ce nouvel arsenal ne donne lieu à des dérives judiciaires ou à des arrestations arbitraires, un risque loin d’être abstrait avec des accusations aussi vagues. Si l’expression de « nouvelle Algérie » n’est, de fait, pas galvaudée, il n’est pas certain que c’est celle qu’attendaient les Algériens après la chute de Bouteflika.