Politique

Tunisie : malgré les aides européennes, la réforme de la justice traîne toujours

Malgré des fonds européens conséquents, la réforme de la justice, promise depuis 2011, semble prendre son temps. Explications.

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Par - à Tunis
Mis à jour le 7 juin 2021 à 17:27

Entrée de la salle d’audience du Palais de justice de Tunis (illustration). © Nicolas Fauque

Partenaire clé de la Tunisie, l’Union européenne (UE) a misé, depuis le changement de régime en 2011, sur le succès de la transition démocratique en apportant son soutien, notamment financier, à la mise en place d’un modèle tunisien. Les résultats des mécanismes d’appui ont justement été au cœur du deuxième sommet Tunisie-UE auquel a participé, les 3 et 4 juin 2021, le président Kaïs Saïed.

Tonneau des Danaïdes ?

Le chef de l’État sait l’importance de ce partenariat, d’autant que la Tunisie est dans une mauvaise passe économique et que l’UE vient de décaisser 300 millions d’euros correspondant à la première tranche d’un prêt. Au total, l’UE aura servi près de dix milliards d’euros sous forme d’aides ou de prêts depuis 2011, dont 100 millions ont été attribués à la réforme de la justice.

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Par sa dénomination, le Programme d’appui à la réforme de la justice (PARJ) énonce d’emblée son ambition de soutenir l’une des revendications centrales de la révolution tunisienne. Mais la mise en adéquation des lois, notamment en matière de droits humains, n’est pas vraiment au rendez-vous, malgré les fonds considérables versés par l’UE : le PARJ 1 de 2012 à 2018 avec un apport de 25 millions d’euros, le PARJ 2 de 2015 à 2022 à hauteur de 15 millions d’euros et de 2018 à 2023, le PARJ 3 avec un budget de 60 millions d’euros, dont 50 millions ont été directement versés au budget de l’État.

« Tout est à revoir » assure un avocat du barreau de Tunis

La dernière tranche, comme l’exigent beaucoup d’institutions, sera versée sous réserve de la réalisation de certains objectifs, dont l’adoption de la loi organique sur l’inspection générale au ministère de la justice et la mise en place de la Cour constitutionnelle, qui n’ont pas été parachevées.

Rapprocher la législation de la Constitution et des standards internationaux constitue un projet titanesque. « Tout est à revoir », assure un avocat du barreau de Tunis. Le PARJ a tout de même opéré des avancées avec « des acquis notables pour les différents projets mis en œuvre dans ce cadre, que ce soit au niveau de l’infrastructure judiciaire et pénitentiaire ou encore au niveau du renforcement des capacités matérielles et personnelles des établissements », selon l’ancien ministre de la Justice, Mohamed Karim Jamoussi.

Des avancées malgré tout

Mais les efforts ne sont pas toujours payants. Imed Derouiche, procureur général et directeur des services judiciaires, impute les déficiences à « l’instabilité gouvernementale, l’insuffisance du budget du département de la justice, aux difficultés d’engager des travaux de réaménagement dans les établissements pénitentiaires ».

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Si les embûches ont ralenti le programme, la magistrate Inès Maatar, coordinatrice du PARJ, estime qu’« il a introduit des notions nouvelles en Tunisie telles que les mesures alternatives à l’incarcération, la probation ou les bracelets électroniques » et que la réhabilitation des prisons et les réformes pénitentiaires ont consolidé l’ensemble du volet carcéral. Elle n’est pas peu fière du renforcement de compétence, assuré par l’Unicef pour le compte de l’UE, pour encadrer la délinquance juvénile et sensibiliser à la réhabilitation. Mais l’objectif le plus immédiat est de faciliter l’accès à la justice.

« Certains juges, dans les affaires de libertés individuelles, émettent des verdicts iniques et rétrogrades »

Fin 2021, douze tribunaux pilotes testeront le système d’information de la chaîne pénale qui prévoit une consultation ou une gestion de certaines procédures à distance. Un allégement pour les tribunaux qui croulent sous les dossiers. La grève des magistrats a largement impacté les dossiers en cours alors que le Conseil supérieur de la magistrature doit trancher dans des plaintes visant l’ancien procureur de la République et le président de la Cour de cassation.

Le malaise est aussi instillé par un sentiment d’inachevé. Le PARJ, par le biais du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a soutenu la justice transitionnelle en matière de protection des témoins et des victimes. Mais il reste difficile d’évaluer l’évolution de la justice transitionnelle puisque les procès s’enlisent et que persiste une incompréhension quant au rôle de l’Instance vérité et dignité (IVD).

« Le cafouillage vaut pour l’ensemble de la justice, certains juges, dans les affaires de libertés individuelles, émettent des verdicts iniques et rétrogrades pour mieux rétropédaler ensuite » assure un militant des droits de l’Homme qui évoque aussi les nombreux dépassements dans les délais de détention préventive.

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Mais pour Ines Maatar, d’autres difficultés doivent être prises en compte. Le travail de fond reste celui sur les mentalités. « Il y a des concepts comme le genre, l’égalité ou la parité qui vont de soi en Occident et qui ne sont pas encore totalement assimilés en Tunisie. Un effort de sensibilisation et de priorisation est nécessaire pour réduire le fossé entre l’assise légale et son application, notamment dans les zones rurales ou reculées » commente la magistrate, convaincue que des structures d’accompagnement éviteraient des drames.