Politique

Saïda Ounissi : « La majorité des problèmes de la Tunisie ne viennent pas de la France »

La visite à Tunis du Premier ministre français Jean Castex est l’occasion de rencontres entre parlementaires des deux rives. Parmi eux, Saïda Ounissi, députée d’Ennahdha, présente à « Jeune Afrique » sa vision d’une relation bilatérale encore en mal de confiance.

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Mis à jour le 3 juin 2021 à 13:08

La députée d’Ennahdha Saïda Ounissi au Bardo, le 16 mars 2015. © Ons Abid pour JA

La visite officielle à Tunis du Premier ministre français Jean Castex (2 et 3 juin 2021) fait suite à d’autres déplacements de très haut niveau. Elle a lieu à l’occasion du troisième Haut Conseil de coopération franco-tunisien, plusieurs fois reporté du fait de la pandémie. Signe de l’importance accordée à l’événement, il est accompagné de plusieurs ministres : Jean-Yves Le Drian pour l’Europe et les Affaires étrangères, Frédérique Vidal pour l’Enseignement supérieur, la Recherche et l’Innovation, Jean-Baptiste Djebbari délégué à la Transition écologique chargé des Transports, Alain Griset délégué à l’Économie, aux Finances et à la Relance, chargé des Petites et moyennes entreprises.

Cédric O, secrétaire d’État à l’Économie chargé de la Transition numérique et des Communication, ainsi que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ont dû écourter leur visite et repartir jeudi matin, 3 juin, pour présider une réunion de crise à Paris, à la suite d’une panne des numéros d’urgence. Le locataire de la place Beauvau était censé évoquer la sensible question sécuritaire, dont l’expulsion de Tunisiens soupçonnés de radicalisme.

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Des hommes d’affaires font également partie de la délégation, tout comme des sénateurs et des députés attendus auprès des élus tunisiens. Parmi eux Saïda Ounissi, députée de la première circonscription de France pour Ennahdha, depuis octobre 2019. Elle avait déjà occupé cette fonction durant près de deux ans avant de devenir secrétaire d’État à la Formation professionnelle en 2016, puis ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle durant près d’un an, fin 2018. À 34 ans, la benjamine de l’ex-gouvernement Chahed est également une figure montante du parti à référentiel islamique. Binationale, elle porte un regard aiguisé sur la relation bilatérale des deux pays, mais aussi sur les rapports qu’entretient Paris à l’égard d’Ennahdha.

Jeune Afrique : À l’occasion de la visite de Jean Castex, vous allez vous entretenir avec des représentants des commissions des Affaires étrangères et des groupes d’amitié France-Tunisie. Quels thèmes souhaitez-vous aborder en priorité ?

Saïda Ounissi : Le premier volet concerne les déplacements entre les deux pays. La question a fait consensus auprès des députés de différents partis représentants des Tunisiens de l’étranger, qui y ont travaillé main dans la main. La Tunisie n’est toujours pas incluse dans la liste des pays considérés comme sûrs du point de vue sanitaire par la France. Or, il est très important pour nous que la diaspora puisse venir en Tunisie et repartir en France de manière relativement fluide. Nous y travaillons dans le cadre de l’assouplissement des dispositions sanitaires attendues mi-juin. Nous avons déjà beaucoup milité auprès des autorités tunisiennes pour que l’hébergement obligatoire en hôtel ne soit pas imposé aux Tunisiens de cette diaspora, et cette mesure a finalement été levée à compter du 1er juin dernier.

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Il a aussi fallu convaincre du bien-fondé du pass sanitaire qui a été reconnu également la semaine dernière. Les personnes vaccinées qui l’auront pourront rentrer en Tunisie sans obligation de procéder à un PCR. Nous avons fourni des efforts continus et concluants pour que les laboratoires tunisiens soient considérés comme fiables concernant leurs tests PCR, en les accompagnant de QR codes, et en luttant contre les faux tests. Il ne s’agit pas seulement d’une question sanitaire ou technique, mais cela induit des conséquences humaines, sociales et économiques pour des citoyens dont des parents sont malades, comme pour des investisseurs ayant besoin de régler des problèmes en urgence. La question principale qui se pose est celle de la confiance mutuelle.

Vous évoquez un déficit de confiance. Ces questions font-elles écho à d’autres problématiques de mobilité plus profondes et sensibles ?

Nous avons mené un certain nombre d’entretiens en amont de cette visite officielle. Si l’on n’aborde pas la difficulté d’obtention de visas et les procédures administratives liées à la circulation des personnes, on ne pourra pas régler la situation des migrants clandestins, ni éviter les drames qui entretiennent l’image d’une Europe fossoyeuse d’âmes en Méditerranée.

L’apport des ingénieurs tunisiens formés en Tunisie est considérable jusqu’au sein même de Bercy

J’appartiens au groupe qui dispose de passeports pour circuler mais on oublie qu’une partie de la population se voit nier ce droit. Cela représente un vecteur de frustration extrêmement important et est, à mon avis, l’un des principaux moteurs de ces drames en mer. J’ai souscrit aux politiques publiques européennes de développement solidaire et d’aide au développement ciblé pour essayer de fixer les gens chez eux, mais cela ne fonctionne pas. Ces programmes sont importants, mais ils ne suffisent pas.

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Dans ce contexte de préparation des élections en France, une pression s’exerce sur ces questions de la part d’une certaine partie de la classe politique, des réseaux sociaux et des médias, mais la France pourrait jouer un rôle de locomotive au sein de l’UE en termes d’assouplissement des procédures d’obtention de visas. Ces points seront mis sur la table dans le cadre du dialogue parlementaire mais aussi mis en avant par le ministre des Affaires sociales Mohamed Trabelsi qui y est très sensible. Nous souhaitons aussi poser la question d’un partenariat concernant les procédures de régularisation.

Nous pensons que notre communauté apporte énormément à la France d’un point de vue culturel, social et économique. L’apport des ingénieurs tunisiens formés en Tunisie est considérable jusqu’au sein même de Bercy, dans la finance ou dans le numérique. Il en va de même pour les jeunes cadres médicaux tunisiens. Nous aimerions que leur reconnaissance s’accompagne de parcours dans les préfectures moins chaotiques, longs et humiliants.

Sur le plan judiciaire, des attaques menées par des Tunisiens en France ont ravivé les exigences françaises d’expulsions de ressortissants tunisiens impliqués dans des affaires terroristes. Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’envisager qu’il y ait une marque tunisienne derrière ces attentats revient à « essentialiser » les choses alors que ces actes terroristes isolés ne veulent rien dire de l’identité tunisienne, ni de la situation politique économique ou sociale, par ailleurs extrêmement difficile que traverse la Tunisie. Évidemment, Tunis a condamné et exprimé sa solidarité, et rappelé qu’elle était également sous la menace du terrorisme, en particulier dans les zones frontalières.

Le traitement de la question de l’islam dans le débat public en France est inquiétant

Je pense qu’exiger de telles expulsions revient à utiliser des drames pour servir des agendas qui prônent des positions politiques dont on connaît la référence à l’extrême droite. Ces actes terroristes horribles doivent être condamnés et des mesures doivent être prises dans le cadre strict de poursuites judiciaires, mais ce serait injuste de viser toute une communauté.

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Vous faites référence aux débats qui ont accaparé l’opinion publique et ravivé des questionnements autour de l’islam. Comment les percevez-vous depuis Tunis ?

Nous avons 700 000 Tunisiens en France dont 40 % de binationaux qui sont, en majorité, musulmans, même si tous ne le sont pas. Le traitement de la question de l’islam dans le débat public en France est inquiétant, surtout avec l’amalgame entre violence terroriste, insécurité, question migratoire et islam. Tout cela a a été traumatisant pour l’opinion publique tunisienne. Tout comme l’interdiction faite aux mères voilées d’accompagner les enfants lors de sorties scolaires, les actes racistes et la polémique sur l’islam de France. Des digues ont beau avoir été érigées en matière de discours islamophobes, l’amalgame persiste.

Quelles sont vos attentes concernant le troisième Haut conseil de coopération bilatérale ?

C’est un rendez-vous de suivi d’accords de partenariat déjà signés en matière de coopération scientifique, avec l’installation de l’université franco-tunisienne pour l’Afrique et la Méditerranée.

C’est important pour nous que les entreprises françaises trouvent en Tunisie un contexte favorable

Il s’agira aussi d’aide au développement et d’accords économiques d’aide à l’export de produits tunisiens vers la France ou le suivi de la situation d’entreprises françaises en Tunisie avec  l’enjeu du maintien de l’emploi dans des secteurs clés, comme le médical avec l’exemple de Sanofi. Nous souhaitons passer des messages d’assurance concernant les relations avec les syndicats et la question fiscale, et insister sur le fait que c’est important pour nous que les entreprises françaises trouvent en Tunisie un contexte qui leur soit favorable. Ces rendez-vous physiques permettent de rassurer nos partenaires en insistant sur la crédibilité de la Tunisie, malgré la situation de crise institutionnelle indéniable qu’elle traverse. 

Le volet sanitaire prend une place croissante dans l’aide accordée par Paris à Tunis, mais des binationaux se mobilisent pour appeler à davantage de solidarité dans ce contexte de pandémie. Pallient-ils aux manquements de l’État ?

Des Tunisiens de la diaspora et des associations ont récolté des dons qui ont permis d’acheter un nombre important de kits d’oxygénation et de lits médicalisés. C’est un élan de solidarité magnifique. Ils ont non seulement fait un plaidoyer, mais agi de manière concrète et reçu un accueil favorable du ministère tunisien de la Santé qui a facilité l’entrée à la douane de ces équipements.

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L’incapacité de la Tunisie à financer correctement la santé publique relève de choix politiques et la pandémie a permis de recentrer l’action de l’État. Ce qui ne veut pas dire que la société civile n’a pas un rôle à jouer, au contraire. Il est désormais important pour l’État de ne pas se désengager de ce secteur malgré les injonctions des bailleurs et des créanciers.

L’idée que les pays récipiendaires ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes sous-tend cette logique infantilisante d’injection d’argent

Quant au positionnement français sur le plan sanitaire, c’est une bonne chose. Mais depuis mon passage au gouvernement, je suis revenue de la méthodologie de l’aide internationale. Cela serait bien plus efficace de se concentrer davantage sur la question de l’annulation ou du rééchelonnement de la dette envers un pays comme la France que de s’investir dans des projets indépendants les uns les autres. L’idée que les pays récipiendaires ne peuvent pas se gouverner eux-mêmes sous-tend cette logique infantilisante d’injection d’argent par projets. La reconversion de la dette relève aussi d’un paternalisme déguisé.

Vous avez participé à la stratégie nationale pour l’emploi en tant que ministre. Que pensez-vous de la stratégie française qui met également l’accent sur la formation en Tunisie ?

C’est l’un des points les plus positifs du partenariat bilatéral. On a vu une confiance et un respect mutuel sur ce sujet. La France vit elle-même une transition autour de la place de la formation professionnelle dans son système éducatif. Notre collaboration est d’autant plus importante que le système scolaire tunisien ressemble à celui français. La construction commune en cours est très intéressante. Les échanges avec les entreprises y ont joué un rôle important, comme les partenariats avec la CGT, la CFDT, le Medef d’un côté et de l’autre l’Utica, la Conect et l’ UGTT.

Comment qualifieriez-vous l’évolution de l’attitude de la France vis à vis de votre parti, Ennahdha, depuis la révolution ?

Si l’on compare 2021 à 2011, la relation est plus apaisée. À l’époque, une partie de la diplomatie française souscrivait à une mythologie autour d’Ennahdha dont elle n’entendait parler qu’au travers de ceux qui honnissaient le mouvement.

Le choix d’ambassadeurs, comme François Gouyette ou André Parant, A montré l’intérêt de la France pour notre petit pays

Des efforts considérables ont été menés de la part de la diplomatie, de la classe politique française et de centres de recherche qui ont joué un rôle important pour donner la parole à des personnalités d’Ennahdha, leur permettant d’expliquer ce qu’était le parti et ce en quoi ils croient. Je dirais que désormais on se connaît mieux. On constate un pragmatisme de la diplomatie française qui a peut-être tiré des leçons dans d’autres pays.

Je pense aussi que l’ex-président, feu Beji Caïd Essebsi, en mettant autour de la table toutes les composantes de classe politique et en imposant de n’exclure personne, a eu un impact sur la capacité de la France à comprendre le parti. Le fait que nous ayons aussi démontré que nous n’étions pas l’ayatollah Khomeni a peut-être contribué à faciliter ces canaux de transmission.

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Par ailleurs, la relation bilatérale a toujours été un peu schizophrène. La France, ayant accueilli des réfugiés politiques tunisiens, les reconnaissait victimes d’exactions tout en saluant le miracle économique tunisien et en soutenant Ben Ali. On constate aujourd’hui moins d’expression d’ingérence claire de la France dans le pays. Mais les choix d’ambassadeurs de haut niveau comme François Gouyette ou André Parant et le travail de terrain d’Olivier Poivre d’Arvor ont montré l’intérêt continu de la France pour notre petit pays. Les équipes françaises sont aujourd’hui dans la construction avec tous les acteurs de la classe politique, y compris Ennahdha.

Comment percevez-vous le sentiment antifrançais que les débats sécuritaires ou la politique migratoire contribuent parfois à alimenter en Tunisie ?

Je le trouve très prégnant. Il est alimenté par ces débats tout comme par ceux autour des violences policières envers les Arabes et les Noirs ou autour de l’islamophobie, mais aussi par le contexte de la politique intérieure en France. Le grand débat polémique du président Macron sur l’islam et le scénario d’une Le Pen présidente y participent. Les Tunisiens le perçoivent. D’autant plus qu’une grande partie des binationaux sont bien intégrés en France et se mobilisent, par exemple, pour les élections régionales.

Ennahdha a voté contre la motion de la coalition Karama qui demandait des excuses de la France

Le discours politique français tend des perches qui sont ensuite exploitées par une certaine frange de la classe politique tunisienne. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que la majorité des problèmes que vit la Tunisie viennent de France. Il y a des rééquilibrages à faire, je suis pour soulever la question des privilèges offshore, mais je crois que ce sont des Tunisiens qui ont décidé de ces politiques.

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La domination existe car elle est historique et économique, mais cela fait dix ans qu’on est dans un cadre démocratique et c’est contre productif de laisser imprégner ces discours. C’est pour cela qu’Ennahdha a voté contre la motion de la coalition Karama qui demandait des excuses de la France.

Comment améliorer la relation bilatérale à l’aune de ces différentes problématiques ?

Il faudrait davantage de respect mutuel. La Tunisie demande depuis la révolution à être considérée de manière digne et de voir ses efforts pris en compte afin de sortir d’une vision héritée de l’histoire contemporaine et façonnée durant des décennies.