On avait un peu peur avant de réécouter Dibiye, enregistré en 1996 par Francis Bebey alors âgé de 67 ans. Les disques de l’époque n’ont pas tous bien vieilli… Arrangements surchargés, envolées de guitares électriques, intrusion de beats électroniques pas forcément maîtrisés, sonnent aujourd’hui très datés. Même un tube aussi flamboyant que 7 Seconds de Youssou N’Dour accuse son âge avec ses lourdes nappes de synthétiseurs.
Mais Didibye est un grand cru qui ne craint pas l’épreuve du temps. Cette version deluxe apporte bien quelques nouveautés : un livret épais sur lequel on retrouve une bio de l’artiste et un entretien réalisé le 3 mars 2001 (deux mois avant sa mort) par la journaliste Sophie Beau-Blache.
Sont également offerts trois titres à télécharger grâce à un QR Code, dont deux ont été produits par son fils Patrick Bebey, en 2004. Mais l’essentiel est une reprise de l’album de l’époque, ni remixée, ni remastérisée. Et qui, pourtant, sonne comme si celui-ci avait été capté hier.
Bebey, toujours à la mode
Certains titres, comme Stabat Mater Dolorosa, touchent toujours par leur épure, par leur évidence mélodique, par cette voix si chargée d’émotions, ces phrasés tout en trémolos de Francis Bebey. D’autres pistes comme Nyambe ou Moon Smile, étonnent encore par l’audace de l’artiste qui convoquait les instruments les plus inattendus : le n’dehou, une flûte pygmée à un trou, dans laquelle le musicien doit chanter ses notes, ou encore la sanza, un piano à un pouce et aux notes cristallines. À la réécoute, on se dit que Bebey est toujours à la mode, car il ne l’a jamais été.
Mon père aimait utiliser des instruments traditionnels, mais de façon moderne, au sein d’arrangements modernes
« Il y a une épure et en même temps une complexité de la production, reconnaît Patrick Bebey, qui était associé à l’enregistrement de l’époque. Mon père aimait utiliser des instruments traditionnels, mais de façon moderne, au sein d’arrangements modernes. Ce n’est pas un album guitare-voix, et l’on ne retrouve plus de chansons humoristiques, grinçantes, comme il avait pu en faire au début de sa carrière. Et ici, tout est chanté en douala… ce qui exprime peut-être un peu de sa nostalgie du Cameroun, où il a toujours voulu retourner vivre sans le pouvoir, pour des raisons matérielles. »
Un artisan de la musique
Dans son logis parisien du 13e arrondissement, rue du Champ-de-l’Alouette, Bebey abordait la musique en artisan. Il avait son propre label (Ozileka), et créait en solo des chansons qui lui permettaient de tourner partout dans le monde. Sans même un manager. « Des gens consultaient le bottin téléphonique pour trouver son nom et lui proposer des concerts à Caracas ou ailleurs », rigole Patrick Bebey pour qui ce choix de l’autogestion l’a peut-être également coupé d’un public plus important.
« Il jouait constamment et couchait toutes ses idées sur une bande magnétique, parfois même à la va-vite, se souvient son fils qui se rappelle également l’avoir vu s’échiner sur des partitions. Pour ses premiers albums, il enregistrait avec un ReVox, qui lui permettait d’utiliser trois pistes audio. Puis il s’est mis au « 4 pistes », et enfin au « 8 pistes »… Mais pour Dibiye, j’ai réussi à le convaincre, après plusieurs années de discussions, de se rendre dans un vrai studio, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), avec Vincent Mahey comme ingénieur du son [également cofondateur du label PeeWee !]. Nous avions pris le temps de répéter deux ou trois jours avant les prises. Nous n’étions pas à la maison… mais nous étions à la maison quand même ! »
Dans ce climat bienveillant, familial [Toops, le fils cadet est également en studio, ainsi qu’un vieux complice du chanteur, Noël Ekwabi] et grâce au travail préalable des morceaux, pour beaucoup déjà présentés sur scène, l’enregistrement se déroule très rapidement. D’où le sentiment d’aisance et de cohésion en écoutant l’album.
Francis Bebey l’électron libre est resté un pionnier inspirant
Francis Bebey l’électron libre est resté un pionnier inspirant. De jeunes talents (Attica !, Theophilus London) et des grands groupes de Pop (Arcade Fire), l’ont allègrement « samplé » ces dernières années. « Dibiye n’est pas le plus repris aujourd’hui, les jeunes se tournent plutôt vers des morceaux comme Sanza nocturne ou Africa sanza, admet Patrick Bebey. Mais ce disque avait une importance particulière pour lui. Peu de temps après l’enregistrement, il a eu un gros souci de santé qui l’a écarté de la scène pendant presque un an. Lorsque j’ai été le voir sur son lit d’hôpital, je lui ai fait écouter l’album mixé. Il était extrêmement ému. Peut-être aussi parce qu’il savait à quel point ce disque me tenait à cœur, et qu’il m’avait donné les clés de sa musique. »
Dibiye, de Francis Bebey (PeeWee ! Collection / Believe), 2021.