États-Unis-Chine : poker menteur en Éthiopie, des télécoms à la finance

En Éthiopie, la sélection d’un consortium soutenu par des investisseurs américains a donné lieu à des interprétations bien contradictoires. Comment démêler le vrai du faux ?

Le Premier ministre Abiy Ahmed à l’hôtel Watergate à Washington D.C., en  juillet 2018. © EBS TV/Youtube/Capture d’écran

Le Premier ministre Abiy Ahmed à l’hôtel Watergate à Washington D.C., en juillet 2018. © EBS TV/Youtube/Capture d’écran

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Publié le 5 juin 2021 Lecture : 8 minutes.

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Africa CEO Forum : le monde qui vient

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« Un nouveau front » voire « une guerre de proximité » entre Washington et Pékin, « un nouvel accroc… dans le ‘deal du siècle’ »… Des pages du Wall Street Journal aux colonnes de la presse française, la libéralisation du secteur des télécoms en Éthiopie, l’une des plus âpres batailles de cette industrie en Afrique depuis une décennie, s’est transformée en une surprenante bagarre idéologique et géopolitique, ouverte aux interprétations les plus bigarrées.

En quelques semaines, de la fin d’avril au début de juin, Addis-Abeba serait-elle devenue le nouveau front de la guerre technologique sino-américaine ?

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C’est en tout cas ce que défendent des médias américains et quelques experts des télécoms en Afrique. Selon ces derniers, la décision des autorités éthiopiennes, le 22 mai, d’accorder la nouvelle licence télécoms à un consortium composé du britannique Vodafone et de ses filiales Vodacom (Afrique) et Safaricom (Kenya) plutôt qu’au sud-africain MTN, n’obéit pas qu’à de simples impératifs économiques.

Un rejet implicite de Pékin ?

En cause : les conditions du prêt de 500 millions de dollars accordé au consortium Vodafone-Safaricom par une institution publique américaine, l’U.S. International Development Finance Corporation (DFC). Ce prêt à taux concessionnel a permis au consortium gagnant de déposer une offre de 850 millions de dollars pour la nouvelle licence contre 600 millions de dollars proposés par MTN, qui est soutenu par le chinois Silk Road Fund. Ce dernier fonds est financé entre autres par China Development Bank et EximBank of China.

Pour certains observateurs, outre la reconnaissance explicite de l’avantage financier permis par le prêt de DFC, le choix d’Addis-Abeba constitue un rejet implicite de la Chine. En effet, DFC, lancé sous l’administration Trump, s’est positionné comme réponse à la percée chinoise dans les pays du Sud. Et, de fait, les financements DFC interdisent le recours aux équipementiers chinois tels que Huawei ou ZTE, au bénéfice de spécialistes occidentaux tels que Ericsson et Nokia ou du géant coréen Samsung Electronics.

Il faut garder en tête que les Éthiopiens ont besoin d’argent

Une « rupture » d’autant plus claire que Huawei et ZTE ont pignon sur rue en Éthiopie, grâce à leur partenariat de longue date avec l’opérateur national Ethio Telecom. « Dans les années 2010, le gouvernement parlait déjà de libéralisation du marché mais sur un modèle vietnamien, où les nouveaux opérateurs auraient été contrôlés par l’armée ou d’autres représentants du pouvoir », se souvient un spécialiste européen des télécoms. « À l’époque, il n’était pas du tout question d’interdire le recours aux fournisseurs chinois », poursuit-il.

L'équipementier chinois Huawei est très présent en Éthiopie. © Isriya Paireepairit/Flickr/Licence CC

L'équipementier chinois Huawei est très présent en Éthiopie. © Isriya Paireepairit/Flickr/Licence CC

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« Pas de favoritisme entre l’Est et l’Ouest »

Cette grille de lecture est loin de faire l’unanimité sur le terrain. « Je ne crois pas à un choix diplomatique dans cette affaire. Il faut garder en tête que les Éthiopiens ont besoin d’argent. L’inflation est énorme, le birr a chuté de 50 % en un an et le PIB par habitant est annoncé à 850 dollars. Ils ont donc choisi l’offre qui leur apportait le plus financièrement », analyse un enseignant-chercheur français, spécialiste du géant est-africain.

Les chinois font les choses à bas prix pour une qualité médiocre

« Ici, nous avons notre propre avis sur ces infrastructures chinoises au rabais. C’est une histoire d’amour qui n’est pas complètement consommée et nous sommes conscients qu’ils font les choses à bas prix pour une qualité médiocre », lance le dirigeant d’un cabinet de conseils installé à Addis-Abeba, bien introduit auprès de l’administration Ahmed.

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Choisir le consortium de Vodafone serait ainsi une façon pour le gouvernement d’apporter un réseau de meilleure qualité aux Éthiopiens. Une décision on ne peut plus pragmatique, donc. 

« L’Éthiopie est un grand pays. Nous ne faisons pas de favoritisme entre l’Est, l’Ouest, le Nord ou le Sud. Nous avons de solides partenariats avec la plupart des pays du globe. C’est ainsi que nous préservons notre indépendance », insiste pour sa part Brook Taye, conseiller principal au ministère éthiopien des Finances.

D’ailleurs, rappelle-t-on du côté d’Addis-Abeba, le processus de libéralisation du secteur n’est pas clos. Un deuxième appel d’offres – auquel MTN pourra participer – est à l’étude pour une autre licence d’opérateur télécoms. « Les chinois acceptent le deal avec Vodafone-Safaricom, parce qu’ils savent qu’ils reviendront dans le cadre d’une seconde licence. Et si tel n’était pas le cas, ils savent qu’ils gagneront des parts de marché dans d’autres secteurs », analyse notre enseignant-chercheur français.

« Sur cette licence, DFC n’investit pas directement en Éthiopie, mais dans le consortium », rappelle Brook Taye. Au demeurant, l’institution américaine est engagée dans d’autres projets en Éthiopie.

En octobre 2020, l’agence dirigée alors par Adam S. Boehler (remplacé par intérim depuis janvier par Dev Jagadesan) a débloqué un prêt de 1,5 million de dollars pour un projet de centrale géothermique sur le site de Tulu Moye. DFC participe également à un projet de construction d’un hôtel de l’enseigne Marriott à Addis-Abeba via un prêt de 50 millions de dollars sur quinze ans. Enfin, DFC est également investit indirectement dans d’autre projets moins récents, hérités de l’ex-Overseas Private Investment Corporation (OPIC), absorbée en 2019.

Le 8 décembre 2020, le premier envoi de matériel de survie est arrivé à l'aéroport de Bole, à Addis-Abeba, pour répondre aux besoins humanitaires du Tigré. La poursuite de nos intérêts stratégiques aux dépens du peuple éthiopien va à l'encontre des valeurs américaines fondamentales et n'est pas viable à terme. © UNICEF Ethiopia/NahomTesfaye/Flickr/Licence CC

Le 8 décembre 2020, le premier envoi de matériel de survie est arrivé à l'aéroport de Bole, à Addis-Abeba, pour répondre aux besoins humanitaires du Tigré. La poursuite de nos intérêts stratégiques aux dépens du peuple éthiopien va à l'encontre des valeurs américaines fondamentales et n'est pas viable à terme. © UNICEF Ethiopia/NahomTesfaye/Flickr/Licence CC

Exacerbation du conflit

Quels que soient les motifs ultimes de l’arbitrage entre Vodafone-Safaricom et MTN –appel du pied en direction de Washington, simple choix pragmatique ou défiance vis-à-vis de la qualité du « Made in China » –, toutes les grilles de lecture sont de fait brouillées par l’exacerbation du conflit entre le pouvoir éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Ainsi que par les développements géopolitiques qui ont suivi l’attribution de la licence.

Le 23 mai, soit le lendemain de la « victoire » du consortium soutenu par DFC, Anthony Blinken, le secrétaire d’État américain, a restreint l’attribution de visas aux dignitaires du régime d’Ahmed et ordonné « de larges restrictions de l’assistance économique et sécuritaire en faveur de l’Éthiopie ». L’imminence de telles sanctions avait été éventée deux jours auparavant par le magazine Foreign Policy. Au sein du gouvernement éthiopien, on assure que cette menace éventuelle n’a en rien pesé dans le choix de Vodafone au détriment de MTN.

Des milliers de personnes ont manifesté dans les rue d’Addis-Abeba pour dénoncer l’intervention occidentale

Dès le 24 mai, le média financier Bloomberg a rapporté que DFC aurait décidé de suspendre ses investissements en Éthiopie, citant des sources confidentielles au sein de l’agence américaine. Si elle est confirmée, la décision s’ajouterait à divers moyens de pression déjà mis en place plus tôt en mai par l’administration de Joe Biden afin d’amener le gouvernement d’Abiy Ahmed à ouvrir un couloir humanitaire et obtenir le retrait des troupes érythréennes de la région du Tigré. Par ailleurs, Washington entend exercer une pression auprès de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) afin que ces organisations réduisent leurs financements à destination du pays.

Face à ces développements, le 25 mai, China Plus News, média affilié au régime de Pékin, a fustigé l’attitude de l’administration Biden, accusant Washington de « se mêler des affaires internes de l’Éthiopie sous couvert de prétextes humanitaires ».

Le 30 mai, des milliers de personnes, encouragées par le gouvernement selon les agences internationales de presse, ont manifesté dans les rue d’Addis-Abeba, avec des affiches dénonçant « l’intervention occidentale », parfois aux côtés d’effigies de Vladimir Poutine, de Xi Jinping et Recep Tayyip Erdogan.

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken. © Number 10/Flickr/Licence CC

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken. © Number 10/Flickr/Licence CC

Un choix pragmatique

Pour certains observateurs, les tensions actuelles ne doivent pas faire perdre de vue les impératifs de long terme, ni entraîner une surinterprétation des décisions d’investissements dans le pays.

D’une part, rappellent-ils, le prêt de DFC n’est qu’un des nombreux leviers dont disposent les autorités américaines pour apaiser la situation dans le Tigré. « Les États-Unis ont d’autres outils de pression que DFC. Ils ne feront pas en sorte de couper les vivres à Vodafone pour faire pression sur le Tigré car ils ont un intérêt économique à être présents sur le marché, étant donné sa taille », estime un spécialiste français. 

Le consortium Vodafone-Safaricom prévoit plus de 8 milliards de dollars d’investissements

D’autre part, si le décaissement des 500 millions de dollars, qui n’est pas attendu avec 2022, ne se concrétisait pas, les membres du consortium vainqueur en mai ont les moyens de mobiliser les fonds nécessaires, fût-ce à des conditions financières moins confortables.

Vodafone est un géant européen aux 45 milliards d’euros de revenus en 2020. Vodacom reste le numéro deux des télécoms en Afrique avec 6,45 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2019. Tandis que Safaricom demeure une remarquable machine à cash, engrangeant 500 à 600 millions de dollars de bénéfices par an. Qui plus est, sans aucun prêt concessionnel américain, MTN, qui souffre parfois de l’instabilité du rand et ne peut compter sur une maison mère britannique disposant de ses entrées à la City, était parvenu à avancer une offre de 600 millions de dollars.

Faciliter les affaires des entreprises américaines en Éthiopie est une priorité de l’ambassade

In fine, et au-delà de la conjoncture actuelle, la privatisation des télécoms en Éthiopie reste un enjeu majeur pour le secteur et pour les multinationales intéressées par ce marché de plus de 110 millions d’habitants. À lui seul, le consortium Vodafone-Safaricom prévoit plus de 8 milliards de dollars d’investissements sur les quinze ans de sa licence.

Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, au siège du FMI à Washington, DC., au côté de la Française Christien lagarde, alors DG du FMI. Le 27 juillet 2018. © IMF Photo/Flickr/Licence CC

Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, au siège du FMI à Washington, DC., au côté de la Française Christien lagarde, alors DG du FMI. Le 27 juillet 2018. © IMF Photo/Flickr/Licence CC

Objectifs stratégiques

De nombreux autres domaines de cette économie longtemps fermée aux acteurs privés étrangers sont à explorer. Début mai, l’ambassadrice américaine à Addis-Abeba, Geeta Pasi, avait participé à une rencontre virtuelle avec des membres de la Chambre de commerce américaine en Éthiopie, leur assurant que « faciliter les affaires et les investissements des entreprises américaines en Éthiopie [est] une priorité de l’ambassade », comme un rappel des ambitions de long terme de l’Amérique dans le pays.

La poursuite de nos intérêts stratégiques aux dépens du peuple éthiopien va à l’encontre des valeurs américaines 

Les pressions diplomatiques américaines continuent cependant. Des législateurs américains – dont le président de la Commission du Sénat, Bob Menendez, dans les colonnes de The Africa Report – insistent pour une plus grande fermeté envers le pays. « La poursuite de nos intérêts stratégiques aux dépens du peuple éthiopien va à l’encontre des valeurs américaines fondamentales et n’est pas viable à terme », a-t-il insisté à la fin de mai.

Tous les yeux semblent tournés désormais vers les élections générales du 21 juin. Si elles devraient confirmer Abiy Ahmed au poste de Premier ministre, les conditions de son déroulement et les réactions internationales au résultat du scrutin, devraient fournir un éclairage sur le poids réel du conflit au Tigré sur les perspectives de coopération et d’investissements étrangers dans le pays.

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