« Je représente la branche dure de la famille ! » prévient Habib Merabet, ardent défenseur d’un temple aux innombrables chapelles : la descendance de son arrière-arrière-grand-père, l’émir Abdelkader, grand résistant à la conquête française de l’Algérie dans les années 1830-1840. Né dans la Régence d’Alger en 1808, ennemi, prisonnier puis pensionné et honoré par la France, Abdelkader est mort dans le wilayet ottoman de Syrie en 1883, père de nombreux enfants dont au moins dix garçons et six filles. Sa descendance s’est ramifiée depuis Damas vers le Liban, la Turquie, l’Algérie, la France et jusqu’au Maroc.
Ingénieur passionné par l’histoire de son glorieux aïeul et de sa postérité où figurent nombre de personnalités remarquables, Habib Merabet est lui-même une illustration du cosmopolitisme de cette dynastie contrastée. S’il est né en Algérie en 1968, son grand-père Muhammad Saïd Al-Hassani Al-Jazairi, un petit-fils d’Abdelkader, a grandi à Damas où il devient, en 1918, le premier et éphémère président du conseil des ministres de la Syrie indépendante.
Sa descendance s’est ramifiée depuis Damas vers le Liban, la Turquie, l’Algérie, la France et jusqu’au Maroc
Un demi-siècle plus tard, l’indépendance de l’Algérie permet à l’octogénaire de revenir avec sa famille finir ses jours en terre ancestrale, ayant officiellement renoncé à la pension que la France versait à la famille depuis la fin du XIXe siècle comme au trône d’Algérie. Une de ses filles y rencontre alors un jeune Merabet né au Maroc d’une famille liée à celle de l’émir et de leur union naît Habib. Un périple familial comme en ont connu bien des membres de la dynastie Abdelkader, sur les traces du grand émir.
Paris ou Istanbul ?
« Dans les grandes lignes, explique l’Algérien, la famille s’est partagée en deux camps : la branche française qui, constatant la puissance écrasante de la France, a choisi de s’en rapprocher, et la branche résistante, plus dure, à laquelle j’appartiens, qui n’est hostile à personne sinon à toutes les formes de colonialisme. »
Des positions divergentes apparaissent dès la mort de l’émir, dont trois seulement des fils gardent la nationalité française quand les autres choisissent la Turquie ottomane. Ces derniers furent pour la plupart récompensés par de hautes fonctions dans l’État et l’armée du sultan, mais ce fut le consul de France qui sauva l’un d’eux de la pendaison, Abdallah, arrêté pour complot contre la Constitution en 1909.
Les interventions de la France ne purent rien en revanche pour la grâce de son ressortissant, Omar, décrit en 1912 comme « le seul [des fils d’Abdelkader] qui nous soit resté fidèle » par le quotidien royaliste et nationaliste L’Action française. Arrêté pour son activisme au sein du mouvement nationaliste arabe, il est pendu en 1916 à Damas, sur l’actuelle place des Martyrs : la Grande guerre a éclaté depuis deux ans, Paris et Istanbul sont devenus des ennemis déclarés et la Révolte arabe commence à gronder.
Le Maghreb, interdit à leur père, attire une autre partie des fils de l’émir. En 1892, Hachem, de ceux restés Français, regagne l’Algérie où il meurt en 1900. Son fils Khaled, qui décline la nationalité française, fait cependant une brillante carrière dans l’armée coloniale en tant qu’officier indigène avant de s’engager sur le terrain politique dans les années 1920. Élu plusieurs fois, il milite sans relâche pour la suppression de l’indigénat et l’égalité des droits. Paris fulmine et le force en 1923 à l’exil. Celui qui est considéré comme un père du nationalisme algérien meurt à Damas, où il était né, en 1926. Son oncle Abdelmalek, un autre fils d’Abdelkader avait, lui, demandé à être réintégré dans sa nationalité française.

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En 1902, il débarque aussi en Algérie pour servir dans l’armée coloniale. Nommé chef de la police de Tanger en 1906, il se rallie en 1916 aux Allemands et soulève les tribus du Rif contre contre la France avec Abdelkrim el-Khattabi, figure du nationalisme marocain. Après huit ans de rébellion, deux ans avant la reddition d’El-Khattabi, Abdelmalek est tué dans une bataille près de Tétouan en 1924. Aujourd’hui encore les familles des deux héros restent liées dans l’empire chérifien, témoigne Habib Merabet : « Ma tante Safia, l’aînée des filles de l’émir Muhammad Saïd et qui a disparu il y a deux ans, s’était mariée avec un fils d’Abdelkrim el-Khattabi : mes cousins marocains sont tous des Khattabi. »
Nommé chef de la police de Tanger en 1906, Abdelmalek soulève les tribus du Rif contre contre la France avec Abdelkrim el-Khattabi
Complice d’Abdelmalek dans son soulèvement contre la France et grand serviteur de l’Empire ottoman, Ali, le septième fils d’Abdelkader était alors le plus puissant des princes du clan. Membre du parti des Jeunes-Turcs, il est envoyé en 1911 combattre l’invasion italienne de la Libye où il a sous ses ordres Mustafa Kemal (qui deviendra plus tard Atatürk), futur père de la Turquie moderne. Erigé au rang de pacha, il devient député de Damas en 1913 et vice-président du dernier Parlement ottoman.
Muhammad Saïd, le dernier des grands émirs
À la mort d’Ali en 1918, son fils Muhammad Saïd relève le bâton de patriarche. La même année, ce nationaliste arabe anti-ottoman prend la tête d’un éphémère gouvernement lorsque les garnisons ottomanes évacuent Damas. Hélas, il est l’homme de la France et les troupes alliées qui arrivent les premières à Damas sont les anglo-arabes de l’émir Fayçal de La Mecque, l’homme de Londres. Muhammad Saïd est déposé et Fayçal proclamé roi de Syrie (lui-même sera à son tour chassé par les troupes françaises deux ans plus tard en vertu du mandat que la Société des nations venait de donner à la France).
Frère et allié de Muhammad Saïd, Abdelkader est alors assassiné, pour des raisons encore obscures, par les hommes de Lawrence dit « d’Arabie ». En 1920, Muhammad Saïd est un des fondateurs du Bloc national syrien, parti informel de grands notables opposés à la présence française, et dissout en 1946.

Muhammad Saïd. © Wikipedia
Son activisme politique s’exprime alors dans la franc-maçonnerie dont il devient une figure majeure au Proche-Orient. « En 1962, l’indépendance algérienne est proclamée et l’émir Saïd a alors voulu revenir en Algérie, raconte Habib Merabet. Mais sa stature et son influence faisaient de l’ombre au jeune pouvoir qui lui a imposé de repartir en Syrie un mois plus tard. Mais après le coup d’État de 1965, Boumediene qui avait besoin de légitimité est allé à Damas le convaincre de revenir. »
L’octogénaire aide alors les autorités à faire rapatrier, en 1966, les restes de son glorieux aïeul de Damas en Algérie, où il s’éteint en 1970. « Mohammed Saïd, fils d’Ali et petit-fils d’Abdelkader, est le dernier grand chef de la famille. On peut dire que la dynastie Abdelkader en tant que telle s’arrête avec lui », commente le père Christian Delorme, prêtre lyonnais engagé pour le dialogue inter-religieux et fort savant sur la vie et la postérité de l’émir.
Morcellement familial
Sous la férule de Muhammad Saïd se produit une scission dramatique au sein de son propre ménage. Les circonstances en restent obscures, mais pour Habib Merabet, des affaires d’héritage auraient dressé l’aîné, Abderezzak, contre son père, à un tel point de haine et de tensions que s’en est suivi le divorce des parents et le départ pour Nice de la mère, l’ »amira Husnié », et de ses enfants dans les années 1940.
« Il y a alors une rupture totale avec la tradition familiale, l’Algérie, la Syrie et l’islam. Six de ses sept fils deviennent officiers de l’armée française et l’un, Ali, va trouver la mort en Indochine en 1949. J’ai connu l’autre, Mehdi, dit « Kid », devenu par la suite cascadeur pour le cinéma » explique le père Delorme. L’état civil français a supprimé le patronyme Al-Hassani, branche de chérifs descendants du Prophète, pour ne garder que celui d’Abdelkader.
Installé à la fin de sa vie en Israël, Abderezzak y mourra et y sera enterré près d’un kibboutz, sous les malédictions des nationalistes arabes
C’est alors que le patriarche Mohammed Saïd se remarie et donne naissance à la branche algérienne de Habib Merabet Al-Hassani. Mais la plus grande rupture, voire le scandale est venu de l’aîné Abderrezak, qui s’était dressé contre le père. Marxiste convaincu, il s’active dans les réseaux communistes au Levant pendant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, il s’intéresse à l’organisation socialiste des kibboutz et séjourne en Israël.
« Ses livres, Le conflit judéo-arabe (1961) et Le monde arabe à la veille d’un tournant (1966) font alors autorité et sont lus par les militants du FLN », commente le père Delorme. En 1962, il tente même de monter un maquis contre le premier président algérien Ahmed Ben Bella mais, rapidement arrêté, il est expulsé l’année suivante. Marxiste et athée, c’est en tant que tel qu’Abderezzak s’intéressait à l’expérience socialiste et laïque du sionisme d’alors. Installé à la fin de sa vie en Israël, il y mourra et y sera enterré près d’un kibboutz, sous les malédictions de nombreux nationalistes arabes.
Sous le volcan syrien
Que reste-t-il à Damas de la lignée qui a essaimé combattants, résistants et hommes d’État tout autour de la Méditerranée ? Dix ans de guerre précédés de quarante ans de dictature ont détruit beaucoup de la mémoire de cette ancienne société et il est difficile d’obtenir des informations actuelles. « Jusqu’à sa mort il y a quelques années, le chef du clan damascène était Muhammad Al Fateh, un fils de Muhammad Saïd et arrière petit-fils d’Abdelkader. C’était un hédoniste peu engagé, mort il y a deux ans », éclaire Habib Merabet.
Le père Delorme poursuit : « Depuis la disparition d’Al Fateh il semble que ce soit sa descendante la princesse Badia Al-Hassani Al-Jazairi, née vers 1925, qui est considérée comme telle. Une personnalité étrange, une savante qui a écrit de nombreux ouvrages, notamment sur l’émir mais qui professe un salafisme radicalement à l’opposé du soufisme qui était la voie de son aïeul », remarque le père Delorme. En 2016, le ministre algérien des Affaires étrangères souligne en effet que, parmi les représentants de la communauté algérienne de Syrie auquel s’adresse le ministre Messahel à Damas, figure « la princesse Badia ». Est-elle encore en vie ? Depuis les années 2010, un autre Al-Jazairi damascène semble vouloir se faire le porte-parole de la mémoire familiale : le « prince » Jaafar.
Après avoir été arrêté une première fois en 2008 par les services d’Assad, Khaldoun Al-Hassani Al-Jazairi est condamné à mort en 2012
Créateur d’une Fondation internationale Emir Abdelkader pour la culture et le patrimoine, faible rivale de la Fondation Emir Abdelkader algérienne, il s’est fait connaître en 2013 quand il a fait, au Musée algérien de l’armée, le cadeau solennel d’un rare étendard de son aïeul. « Jaafar Al-Hassani est le pire des marchands de la mémoire de l’émir, grince Habib Merabet. Il a joué de son ascendance pour se faire accueillir en Algérie et en obtenir la nationalité, avant de s’en faire expulser pour avoir trempé dans les affaires les plus louches.
De retour en Syrie, il s’enrichit dans la promotion immobilière de guerre et continue d’instrumentaliser sa parenté. » Ainsi sa fondation annonçait en 2019 son intention d’engager des poursuites pour crimes et spoliations coloniales contre la France, exigeant 10 milliards de dollars de compensations destinées, déclarait-il, à des chantiers humanitaires. Sans suite.
Plus douloureux fut le destin d’un autre descendant syrien, le docteur Khaldoun Al-Hassani Al-Jazaeri, dentiste né en 1970 et auteur d’ouvrages sur la tradition islamique qui, après avoir été arrêté une première fois en 2008 par les services d’Assad, est arrêté à nouveau et condamné à mort en 2012. « Il a été arrêté pour un livre où il critiquait le prêcheur soufi yéménite al-Habib Ali al-Jifri. Celui-ci visitait régulièrement la Syrie à l’invitation d’oulémas proches du régime et ses prêches attiraient des foules immenses. Dans son livre, Khaldoun reprochait notamment à al-Jifri de citer des traditions prophétiques inauthentiques et de se livrer à des rituels illicites dans des tombeaux », explique l’universitaire spécialiste de la Syrie contemporaine Thomas Pierret. Libéré après plusieurs années d’enfermement et de sévices, peut-être grâce à une mobilisation de l’opinion puis de la diplomatie algérienne, on ne sait ce qu’il est devenu.

Le diplomate Idriss Al-Jazairi. © DR
Souvent présenté comme « un arrière-petit-fils d’Abdelkader », le diplomate algérien Idriss Al-Jazairi descendait en fait de son frère aîné, Sidi Saïd
Wissam Al-Jazairi, un de ses jeunes cousins, partageait-il son opposition à Assad ? Cet artiste trentenaire reconnu internationalement a été diplômé d’une université bulgare en 2011, quand a débuté le soulèvement syrien : ses toiles ont longtemps peint les espoirs de la révolution et les ténèbres de la guerre mais il refuse aujourd’hui de commenter le sujet de la descendance d’Abdelkader, « pour ne pas porter préjudice à sa famille en Syrie ».
Le berceau algérien
Si certains descendants d’Abdelkader suivirent l’exemple fertile du grand émir, donnant plus de dix enfants à la dynastie, ils furent plus nombreux à en avoir eu beaucoup moins et la famille a fini par se rétrécir en France comme en Syrie et en Algérie. Sur la terre originelle, seuls Tarek Al-Hassani et son fils Haïdar peuvent encore se prévaloir de descendre en ligne patrilinéaire directe d’Abdelkader. Habib Merabet et Chamyl Boutaleb, qui préside la Fondation Emir Abdelkader, en descendent directement par leurs mères.
« Une partie de la mémoire s’est perdue dans la révolution algérienne qui, comme la révolution française, a rejeté l’ancien ordre nobiliaire »
En 2020 s’éteignait à 84 ans l’éminent diplomate algérien Idriss Al-Jazairi. Souvent présenté comme « un arrière-petit-fils d’Abdelkader », il reconnaissait volontiers descendre en fait de son frère aîné, Sidi Saïd. Merabet regrette que des parents plus éloignés puissent être tentés d’abuser de cette méconnaissance médiatique et populaire. « Certains, qui ne sont reliés à Abdelkader que par l’un de ses frères, se présentent comme ses descendants et s’expriment sans légitimité au nom de la famille. »
Pour le père Delorme, « une partie de la mémoire s’est perdue dans la révolution algérienne qui, comme la révolution française, a rejeté l’ancien ordre nobiliaire et religieux. Peu de place a été faite à la famille qui s’est effacée. La mémoire familiale s’est aussi étiolée parce qu’elle se transmet peu par les femmes dans la culture arabe. Il reste sans doute nombre de descendants d’Abdelkader en Syrie, au Liban, en Turquie, en France, en Algérie… J’avais, rencontré, sur les traces de l’émir dans l’Oranais, un homme qui, sans s’en vanter du tout, m’avait dit descendre d’Abdelkader. »