Le rapport d’étape de l’audit de gestion des fonds affectés à la lutte contre le Covid-19 continue de provoquer des remous dans le microcosme de la politique et du business au Cameroun. Le ballet des ministres au sein du cabinet des enquêteurs du Tribunal criminel spécial (TCS), où se déroulent les auditions, se poursuit. Et l’opinion s’inquiète de ce qui pourrait être l’un des plus gros scandales financiers de l’histoire du pays.
Les officiers de police judiciaire du TCS scrutent particulièrement l’implication de certains prestataires, soupçonnés par le rapport d’audit de la chambre des comptes de la cour suprême d’avoir obtenu des marchés par des moyens peu licites. Principal acteur visé : l’entrepreneur camerounais Mohamadou Dabo, consul honoraire de Corée du Sud, dont le nom revient dans les plus importants contrats passés par le ministère de la Santé.
Monopole et surfacturation
Deux entreprises contrôlées par Mohamadou Dabo sont épinglées par le document de travail des enquêteurs. La première, Mediline Medical Cameroon (MMC), dans laquelle l’homme l’affaires est actionnaire à travers sa société Moda Corporation, aurait obtenu un « quasi-monopole » dans la fourniture des tests de dépistage du Covid-19, soit 89 % des parts de marchés équivalent à 24,5 milliards de F CFA (37 millions d’euros), contre 10 % pour deux autres prestataires locaux ayant un meilleur avantage concurrentiel.
Ces opérations auraient fait perdre au Cameroun au moins 14 milliards de F CFA
La seconde, Moda Holding Hong Kong, filiale de Moda Corporation basée à Yaoundé dont Dabo est le patron, a été chargée de transporter les tests de dépistage achetés par l’entreprise MMC auprès de son fournisseur coréen SD Biosensor. Selon la chambre des comptes, Moda Holding aurait pratiqué des « prix (de transport) disproportionnés » qu’elle a facturés au ministère de la Santé via MMC.
Des tarifs qui ont porté le prix du test de dépistage de marque Standard Q Covid-19 AG Test à 17 500 F CFA l’unité au lieu de 7 084 F CFA si le Cameroun s’était directement adressé au fabricant SD Biosensor, ou 2 932 F CFA s’il s’était adressé au Fonds mondial de lutte contre le paludisme, le VIH et la tuberculose. En tout état de cause, les opérations menées par ces deux entreprises placées sous la coupe de Mohamadou Dabo auraient fait perdre au Cameroun au moins 14 milliards de F CFA.
Des ministres embarrassés
Comment des contrats aussi importants ont-ils été conclus avec des entreprises aussi inexpérimentées ? La chambre des comptes révèle en effet que jusqu’au 2 juin 2020, MMC ne justifiait d’aucune activité, alors même qu’elle été crée le 13 septembre 2017. La réponse est en tout cas bien gênante pour le pouvoir et tout le monde se rejette cette patate chaude.
Au ministère de la Santé, on assure ainsi avoir suivi les instructions du Premier ministre, Joseph Dion Ngute qui, dans un courrier signé le 23 juin 2020, demandait à Manaouda Malachie d’octroyer un contrat de livraison de 3 millions de tests « au partenaire coréen » Mediline. « Le Premier ministre a bien donné cette instruction, reconnait un de ses proches. Mais sa lettre précise clairement au responsable du ministère de la Santé de s’assurer de l’application effective de la mercuriale des prix en vigueur ».
Un temps accusé d’avoir fixé des prix bien supérieurs à ceux du marché, le ministre du Commerce, dont les services ont la charge de concevoir les mercuriales de l’État, s’est lui aussi défendu en indiquant à l’opinion que son ministère avait bien retenu le prix de 17 500 F CFA, mais pour un kit de 25 tests et non pour un seul test.
Droit dans ses bottes
Au cœur du scandale, Mohamadou Dabo reste droit dans ses bottes. Fidèle à la discrétion qui le caractérise, l’entrepreneur rejette toute sollicitation médiatique. C’est l’une des marques de fabrique de ce peul originaire du Nord du Cameroun, et surtout l’un des secrets de sa réussite. Car dans un environnement où la prospérité en affaire est souvent proportionnelle à l’engagement politique aux cotés du parti au pouvoir, il a fait le choix d’évoluer dans l’ombre, bien loin des joutes politiques publiques.
Recette payante : le groupe Moda Corporation que ce sexagénaire a lancé au milieu des années 1980 est aujourd’hui l’un des plus diversifiés du pays. Il est présent dans le domaine des hydrocarbures (MRS Cameroun, Afri-Asia Energy …), des transports (S-Global Aviation), de la finance (Afriland Bank Conakry, SAAR Insurance Conakry), des télécommunications et nouvelles technologies (Yoomee, HighTech Telesoft, Silicon Technology System), des concessions automobiles (KIA), du BTP, du tourisme…
Le « Covidgate » n’est pas la première polémique judiciaire dans laquelle il se retrouve impliqué
Proche des barons et des grandes familles du septentrion camerounais, Mohamadou Dabo s’est forgé un carnet d’adresses qui fait de lui l’un des hommes d’affaires les plus influents de la capitale camerounaise. Il s’est notamment fortement impliqué dans le dossier de la construction de la cimenterie du groupe Dangote à Douala, qui a vu le jour malgré l’opposition des populations riveraines. Il fait également du lobbying en faveur de la construction d’une cimenterie par les Coréens à Limbé, dont le coup d’envoi ne dépend plus que de l’installation par les autorités camerounaises d’un quai sur le site de construction du port de la ville.
Le « Covidgate » n’est pourtant pas la première polémique judiciaire dans laquelle Mohamadou Dabo se retrouve impliqué. En janvier 2018, ses associés l’ont traduit en justice dans le cadre du marché de réhabilitation de l’aéroport de Garoua. Un contrat de 2 milliards de F CFA pour lequel Dabo est soupçonné de « tromperie entre associés, escroquerie, faux en écriture de commerce et de banque et détournements de deniers publics ». Il avait d’ailleurs été auditionné par les enquêteurs du Tribunal criminel spécial et l’affaire est toujours pendante.
« La différence entre lui et les autres, c’est qu’il a une grande capacité à mobiliser les ressources, rapporte un responsable au ministère camerounais des Finances. C’est un atout majeur dans la mesure où la commande publique est presque toujours exécutée à crédit ».
Ses proches le décrivent comme un homme d’affaires « intrépide », à la fois intellectuel, et self-made man. Ce musulman proche des milieux bouddhistes est polyglotte – il parle couramment français, anglais et peul – et séjourne fréquemment à l’étranger. Ses destinations favorites : Dubaï, la Suisse, la Turquie, où réside son épouse, et Douala, où son fils se prépare à assurer la gestion de son empire. Reste désormais à savoir comment le tycoon sortira de la tempête du « covidgate ».