« Une responsable qualité, qui s’occupe des pièces des portes de l’A350, a été envoyée deux semaines en mars sur le site Latécoère au Maroc. Ils veulent délocaliser nos activités là-bas, c’est sûr. Mais on se battra jusqu’au bout. » Peur et colère se mélangent dans la voix de Zina Housni au moment de cette révélation : peur de voir son travail de vingt ans s’échapper pour de bon, colère de se faire berner.
La quinquagénaire est l’une des quelque 300 salariées de LATelec Tunisie, filiale du sous-traitant aéronautique français Latécoère, qui manifestent depuis trois mois devant l’usine de la société au sud de Tunis pour dénoncer des licenciements qu’elles jugent abusifs. « En septembre 2020, poursuit-elle, la direction annonçait que Latelec, la filiale interconnexion Latécoère en Tunisie, c’était fini, qu’il fallait accepter le chèque [de licenciement] et partir. Mais aujourd’hui, le site tourne toujours. Ils obligent même les salariés restants à faire des heures supplémentaires ! »
Manque de stabilité politique et sociale
Du côté du siège toulousain, on justifie par la pandémie la suppression de 324 emplois sur 779 et la fermeture d’un des deux sites de production. La crise du Covid-19 a entraîné en Tunisie un recul d’environ 45 % de la charge de travail en raison de la chute des commandes d’Airbus (de 40% pour les pièces de l’A320 et de plus de 50 % pour celles de l’A350 et A330) et de Dassault aviation (65 %), les deux principaux clients de la filiale tunisienne.
L’environnement économique s’érode depuis dix ans
Si, selon le bilan financier 2020, le groupe français a réduit la voilure sur l’ensemble de ses filiales étrangères avec plus de 1 000 suppressions d’emplois, la Tunisie est, de loin, le pays le plus touché. LATelec Maroc, par exemple, n’a perdu que 10 % de ses salariés et devrait, elle, profiter du nearshoring (délocalisation d’activités économiques dans une région proche), promis par nombre de dirigeants politiques et économiques tunisiens. Latécoère a, en effet, décidé de transférer l’activité Airbus de son usine mexicaine au Maroc et non en Tunisie.
« La politique d’attractivité des sociétés aéronautiques est très offensive au Maroc. En Tunisie, l’environnement économique reste attractif, même s’il s’érode depuis dix ans. Mais, pour nous, l’absence de visibilité sur les moyen et long terme au niveau réglementaire reste l’obstacle le plus contraignant. Dans une logique d’investissement, le manque de stabilité politique et sociale est aussi, forcément, un facteur pénalisant », constate la direction, interrogée par Jeune Afrique, qui assure cependant qu’il n’est pas question de quitter le pays.
Défiance croissante des investisseurs
Le dossier Latécoère est symptomatique de la défiance de plus en plus grande des investisseurs étrangers pour la Tunisie. L’aéronautique est pourtant l’un des secteurs mis en avant par les autorités pour vanter le savoir-faire des travailleurs tunisiens et l’environnement favorable des affaires. Les investissements directs étrangers (IDE) ont chuté de 31% au premier trimestre, selon la FIPA (Agence de promotion de l’investissement extérieur). En 2020, la baisse était de 29%.
Ils craignent l’engrenage infernal qui avait touché la Grèce ou l’Espagne
Le think tank TEMA de l’économiste Hachemi Alaya recense ainsi la disparition de 63 entreprises à capitaux français et italiens entre les premiers trimestres 2020 et 2021. Un tableau sinistré, loin des promesses d’implantation de sociétés françaises affichées par le président des patrons hexagonaux, Geoffroy Roux de Bézieux, à son homologue tunisien, Samir Majoul, et au ministre de l’Économie, Ali Kooli, lors d’une visite à Paris en décembre.
Pour Hachemi Alaya, le « slow exit » du pays des entreprises étrangères est un long processus, dont la pandémie n’est que le catalyseur. Sur la décennie écoulée, il recense la disparition de 476 sociétés totalement exportatrices, dont la grande majorité sont détenues par des investisseurs étrangers. Les négociations actuelles pour un nouveau prêt auprès du FMI ne sont pas pour réchauffer les ardeurs des entrepreneurs.
À bout de souffle
Les entrepreneurs craignent l’engrenage infernal qui a déjà touché des pays plus robustes comme la Grèce ou l’Espagne en 2008 : conjoncture économique inquiétante, aggravation des risques pouvant aller au défaut de paiement, exposition du marché financier, fragilisation du marché bancaire, déjà très précaire en Tunisie, recours à l’argent public pour sauver les banques au détriment des investissements. Jusqu’où faire confiance à un pays qui risque de ne plus rembourser ses prêts ?
Le procédé arrive à bout de souffle selon Francis Ghiles, chercheur senior au Centre pour les affaires internationales de Barcelone (Cidob) : « Les bailleurs internationaux ont fourni une aide financière pendant des années à la Tunisie, au nom de la consolidation de sa démocratie, en sachant que le pays aurait de plus en plus de mal à rembourser, sans les réformes structurelles qui se font toujours attendre. C’est le principe économique du « moral hazard » [on conclut un accord sans être sûr que l’autre partie puisse remplir sa part]. Résultat, maintenant, les investisseurs privés hésitent à partir ou, du moins, à fortement réduire leur activité, comme Latécoère. »
Il est plus facile de faire du commerce avec la Libye voisine depuis Malte
Dans la bouche des entrepreneurs étrangers interrogés, les « réformes structurelles » à entreprendre se nomment « stabilité politique », « logistique performante », « bureaucratie modernisée » ou encore « code des changes libéralisé ».
Potentiel sous-exploité
« Au Royaume-Uni, la Tunisie n’est connue que pour les attentats et ses hôtels all inclusive de moyenne gamme. Alors, quand les investisseurs londoniens découvrent qu’il n’y a aucun moyen de transférer rapidement les devises, que des services financiers comme Paypal sont interdits et qu’il est plus facile logistiquement de faire du commerce avec la Libye voisine depuis Malte… il est compliqué de les convaincre de risquer leur argent ici. Pourtant, il existe un vrai potentiel, notamment grâce à l’exonération d’impôt sur les bénéfices les cinq premières années », résume un fin connaisseur du monde entrepreneurial anglo-saxon.
Les partenariats public-privé sont au point mort
Un constat qui fait d’autant plus mal qu’avec la crise économique frappant de plein fouet les partenaires économiques historiques, la France et l’Italie, les responsables tunisiens espéraient attirer les Livres Sterling. Mais, dans la City, la Tunisie n’est pas jugée prioritaire. Marché trop petit, contraintes logistiques et financières considérables… Trop d’obstacles pour espérer faire de la Tunisie une base continentale solide, à partir de laquelle s’amorcera la conquête du prometteur marché libyen voisin et/ou des pays anglophones de la Comesa, dont la Tunisie est membre.
« Tant que les fondamentaux ne seront pas là, rétorque Maher Zaanouni, fondateur de Capinvest Partners, société en conseil financier, le nearshoring ne sera pas une réalité en Tunisie. Les gouvernements changent tous les ans, la performance logistique continue d’être mauvaise [le port commercial de Radès est classé 21e port d’Afrique seulement en termes de déchargement, selon la Tunisia-African Business Council] et les partenariats public-privé, qui devaient booster les investissements, sont au point mort. Je m’attends à ce que les départs des entreprises étrangères se poursuivent. »
Le nearshoring n’est pas une fausse promesse
Un pessimisme que partagent les sociétés allemandes. Dans une étude des chambres de commerce allemandes à l’étranger (AHK) publiée ce trimestre, 43 % des dirigeants d’entreprises germaniques installées en Tunisie avouent que leurs investissements étaient « fréquemment repoussés ou annulés ».
Réorganisation des chaînes de valeurs à l’échelle mondiale
Côté tunisien, on se refuse au catastrophisme. Les résultats sont mauvais mais pas désastreux. La chute des flux entrants d’IDE des deux premiers partenaires, la France (-14,5 %) et l’Italie (-5,6 %), a été moins importante qu’au niveau global, preuve que les sociétés installées depuis longtemps ont moins tendance à partir que les autres. « Il est vrai que l’on ressent une frilosité de la part de nouveaux entrants potentiels, mais il serait faux de dire que les investisseurs présents fuient la Tunisie », rassure Hatem Essoussi, directeur de la promotion aux technologies avancées, pour qui la baisse d’activité est surtout due à des problèmes d’approvisionnement de matières premières en provenance d’Asie et d’Asie du Sud-Est.
« Le nearshoring n’est pas une fausse promesse, la réorganisation des chaînes de valeurs au niveau mondial est une réalité, insiste Enis Rouissi, associé consultant à Deloitte Tunisie qui travaille avec la TIA (Tunisia Investment Authority). La Tunisie peut et doit en profiter, comme dans les secteurs de la pharmacie, des TIC, de l’automobile et de l’aéronautique, même si pour ce dernier marché c’est plus compliqué. »
Je suis confiant pour l’avenir
L’expert cite notamment une étude de fDi Benchmark de 2019 qui classe la Tunisie devant le Maroc en termes de coût/qualité de la main d’œuvre. Dans la reconfiguration mondiale des chaînes de valeurs, qui débute à peine, le pays peut se démarquer au sein de marchés à valeur ajoutée ne nécessitant pas une production de masse, tels que le textile sur mesure, la papeterie et les articles de bureaux.
Raoul Labbé de la Genardière, directeur général de la banque UIB (détenue majoritairement par la Société générale) y croit. Lors de l’assemblée des actionnaires en avril, il a annoncé « un véritable avancement dans la réflexion des grands donneurs d’ordre européens sur le nearshoring. Je suis confiant car, à partir du deuxième semestre 2021, l’économie tunisienne bénéficiera de cette relocalisation des chaînes de valeurs européennes. » À suivre…