Politique

Tunisie : que cachent les rumeurs d’un « coup d’État constitutionnel » ?

Un document qui aurait fuité du cabinet présidentiel suggère que le président mène… un coup d’État. Explications.

Réservé aux abonnés
Par - à Tunis
Mis à jour le 25 mai 2021 à 12:18

Le président tunisien Kaïs Saïed prête serment le 23 octobre 2019 au parlement à Tunis. © FETHI BELAID/AFP

Sur fond d’été précoce, le premier dimanche après ramadan, les Tunisiens profitent des plages, et déconnectent de l’actualité. Ils savent que le chef du gouvernement Hichem Mechichi conduit une importante délégation d’hommes d’affaires pour une visite officielle à Tripoli (Libye), que les députés sont en repos hebdomadaire et que Carthage se remet du voyage officiel du président Kaïs Saïed pour le Sommet des économies africaines, organisé à Paris.

À Lire Dette, fichés S, francophonie… Ces dossiers qui brouillent la ligne entre la France et la Tunisie

Rien ne semble pouvoir rompre cette quiétude, quand une nouvelle incroyable se propage sur les réseaux sociaux : David Hearst, ancien correspondant du Guardian, dévoile sur le site Middle East Eye, média en ligne proche du Qatar, un document qui aurait fuité depuis le cabinet présidentiel et qui expose une feuille de route d’un coup d’État. Rien de moins. Sur une dizaine de pages, un conseiller de l’ombre de la présidence, non identifié, esquisse les étapes d’un plan permettant une prise de pouvoir totale du président de la République.

Auteur mystérieux

Kaïs Saïed est brouillé depuis plusieurs mois avec le président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi, et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, mais que cet homme qui se dit si soucieux du respect de la Constitution se voie proposer de mener un coup d’État, voilà qui fait l’effet d’une bombe. « Les gens sont tellement excédés par cette présidence qui n’a rien concrétisé, qu’ils sont prêts à tout gober. Le côté peu commun de Kaïs Saïed fait que tout ce qui est rapporté devient crédible », commente l’analyste politique, Kerim Bouzouita. La rumeur se répand avec le facteur multiplicateur des réseaux sociaux. Le palais de Carthage, lui, se tait.

Un étudiant en première année de droit aurait mieux interprété la Constitution

Le plan ambitionne de bouleverser les lignes. De quoi enflammer les esprits las d’une crise politique qui ne produit que de l’immobilisme. Mais à y regarder de plus près, le texte, non-signé et daté du 13 mai, portant la mention « top secret » et qui aurait réussi à s’échapper des tiroirs de la directrice de cabinet présidentiel Nadia Akacha, n’est l’œuvre ni d’un juriste, ni d’un économiste, ni d’un expert sécuritaire. « Un étudiant en première année de droit aurait mieux interprété la Constitution », raille un député. De fait, le plan du putsch ne résiste pas à l’analyse.

À Lire Tunisie-Hassen Zargouni : « La situation actuelle est favorable au retour de la dictature »

L’auteur, autour duquel les spéculations vont bon train, propose que le président prenne le pouvoir en séquestrant Hichem Mechichi et Rached Ghannouchi au palais de Carthage, puis d’activer l’article 80 de la loi fondamentale qui lui permet de centraliser les pouvoirs en cas d’atteinte à la sûreté nationale. Un projet présenté comme une « dictature constitutionnelle ».

À ce moment, selon l’hypothétique projet, le palais serait coupé de tout contact avec l’extérieur, une mesure qui ne permettrait pourtant pas d’appliquer une autre partie de ce fantasque programme : le déploiement de l’armée, des forces de police et de la garde nationale sur l’ensemble du territoire.

En parallèle, des députés, notamment d’Ennahdha, seraient placés en résidence surveillée tandis qu’une série d’arrestations concerneraient des hommes politiques mais aussi des chefs d’entreprises, tandis que le ministère de l’Intérieur serait confié au général Khaled El Yahyaoui, actuel patron de la garde présidentielle.

Assemblée neutralisée

Pour amortir le choc et amadouer la population, le « cerveau » du plan cède à un brin de populisme et propose, sans quantifier les conséquences économiques, de suspendre pour un mois le paiement des factures d’électricité, de gaz, de téléphone, d’internet, le règlement des taxes et impôts ainsi que les prêts bancaires, alors que les prix des produits de base et du carburant seraient réduits de 20 %. Le scénario prend des allures surréalistes, d’autant qu’il prévoit l’éviction du gouvernement à l’exception de son chef, Hichem Mechichi. La destitution de ce dernier impliquerait un passage par le parlement, qui sera impossible puisque l’Hémicycle aura lui aussi été réduit au silence.

À Lire Tunisie : vers un retour de l’État policier ?

Peu crédible en apparence, ce document reprend pourtant une rhétorique chère à Kaïs Saïed, dont le rejet du régime parlementaire n’est pas un secret. Mais dans la réalité, le président tunisien ne peut se livrer à ce type de manœuvre, anticonstitutionnelle.

Ni Carthage, ni Le Bardo, ni la Kasbah n’ont jugé bon de s’exprimer sur le sujet à cette heure

Barr al Aman Research Media entreprend de remonter le fil jusqu’à la source et identifie Beta methods B(m), cabinet d’expertise comptable, d’audit, de conseil et d’ingénierie financière comme auteur du document dont le gérant Walid Balti, qui fait dans le pari sportif, affirme tout ignorer. Il serait membre du parti Attayar, soutien du président, et associé en affaires à Maher Ben Rayana, un proche du président Saïed.

Un début de piste qui devrait susciter d’éventuelles enquêtes mais ni Carthage, ni Le Bardo, ni la Kasbah n’ont jugé bon de s’exprimer sur le sujet à cette heure. « S’agissant de la sûreté de l’État, il aurait fallu que la justice entende ceux qui sont concernés par ce document », glisse un député, inquiet des proportions prises par les entourloupes et les coups bas politiques.