Le Sommet sur le financement des économies africaines aura été l’occasion d’un second déplacement officiel de Kaïs Saïed à Paris ces 17 et 18 mai. Il vient couronner une série d’échanges et visites de haut niveau. De quoi honorer ce que des sources diplomatiques tunisiennes n’hésitent pas à qualifier de « nouvel élan» dans les relations bilatérales. « Tout laisse à penser que la France est le pays dont Kaïs Saïed se sent le plus proche et on constate un boost réel dans ces relations », avance Adnen Manser, président du Centre d’études stratégiques sur le Maghreb (Cesma). Pourtant, cette fluidité n’allait pas de soi.
Il se raconte que pour sa précédente visite de travail et d’amitié en juin 2020, le président tunisien se préoccupait de l’accueil qui lui serait réservé par son homologue Emmanuel Macron. Ce dernier ne faisait en effet pas mystère de sa proximité avec son prédécesseur, feu Béji Caïd Essebsi. Certains évoquaient même, en forçant le trait, une « relation filiale ». Une certaine fébrilité se serait même fait sentir côté tunisien dans les préparatifs de son premier voyage aux enjeux multiples et dont l’issue a finalement été rassurante. Kaïs Saïed n’a d’ailleurs pas hésité à saluer sur France 24 « une certaine communion d’idées » avec son homologue. Ce second déplacement présidentiel est donc l’occasion de mettre en avant, de part et d’autre, la bonne entente entre les deux chefs de l’État, au service d’enjeux de taille.
« Il y a eu une période d’incertitude dans les relations bilatérales après la révolution »
Sortie de Michèle Alliot-Marie lors des manifestations de 2011, cas de l’ex-ambassadeur Boris Boillon… Depuis une dizaine d’années, la relation a connu quelques couacs. « Il y a eu une période d’incertitude dans les relations bilatérales après la révolution et ces prises de position restent un très mauvais souvenir pour les Tunisiens, Moncef Marzouki n’avait d’ailleurs pas répondu à l’invitation de Nicolas Sarkozy à Paris », confirme Adnen Manser, par ailleurs ex-directeur de cabinet de l’ancien président tunisien. « On constate aujourd’hui une volonté française d’apparaître comme un partenaire privilégié dans l’accompagnement de la transition politique et démocratique en Tunisie », complète Béligh Nabli, chercheur associé au CERI Science-Po.
Plaidoyer autour de la dette
Alors que le prochain haut conseil de coopération bilatérale a plusieurs fois été reporté du fait de la pandémie, la date du 3 juin a pour l’instant été arrêtée pour sa tenue en Tunisie. Le volet économique tiendra une place centrale dans les discussions et des accords de coopération sont attendus.
Dans ce domaine, les enjeux sont vitaux pour une Tunisie en crise. La France, destinataire de 26 % de ses exportations, est son premier partenaire commercial. C’est aussi son premier fournisseur en flux d’investissements directs étrangers, et Emmanuel Macron avait promis en 2018 un doublement des investissements français dans le pays. Mais les investisseurs manquent encore de visibilité, en raison de l’absence de réformes économiques majeures et de l’instabilité politique, sans compter les obstacles administratifs et logistiques. Certains espèrent une signature de l’Accord de Libre-Echange complet et approfondi (ALECA) en négociations avec l’UE, mais le prochain round de discussions a été reporté sine die et des désaccords profonds persistent autour de l’agriculture et des services.
La Tunisie compterait sur un soutien français dans sa négociation en cours d’un prêt de 4 milliards de dollars avec le FMI
Sans surprise, Kaïs Saïed est cette fois venu plaider sa cause sur un autre gros dossier : la dette extérieure. Le président tunisien a défendu l’idée d’une annulation des dettes des pays pauvres ou à défaut, sa réduction. Une partie de la dette tunisienne contractée auprès de Paris a été convertie en investissements annoncés depuis 2016. Mais la dette globale tunisienne avoisine les 100 milliards de dinars. Et la Tunisie compterait sur un soutien français dans sa négociation en cours d’un prêt de 4 milliards de dollars avec le FMI.
Kaïs Saïed serait donc venu chercher des solutions pour encadrer un taux d’endettement galopant dans un contexte d’étranglement de ses concitoyens et de grogne sociale incessante. Un prêt à taux préférentiel était espéré dans l’esprit de l’instrument à taux zéro destiné aux pays africains ambitionné par le Sommet sur les économies africaines.
Le conseiller à l’Élysée Franck Paris faisait par ailleurs remarquer quelques jours avant cette visite que la Tunisie n’avait pas présenté de demande pour bénéficier du cadre commun du traitement de la dette des pays pauvres touchées par le Covid-19, mis en place par le Club de Paris et le G20, et permettant de solliciter une restructuration ou un allégement de leur dette. Quand l’ex-ministre tunisien de l’économie et des finances, Hakim Ben Hammouda, plaidait pour la suspension ou l’annulation pure et simple de cette dette en échange de la participation au sommet.
Sur le chapitre de la coopération économique, les projets sanitaires prennent une place croissante. Des accords ont déjà été passés pour le financement de la construction d’un hôpital de première génération à Gafsa ou la modernisation de celui de Sidi Bouzid, et le développement de services de santé en ligne. La livraison d’équipements a aussi été annoncée dans le cadre de la pandémie. « Un nouveau chapitre s’est ouvert dans la coopération et l’aide au développement, alors que la Tunisie a un bilan catastrophique de nombre de morts par habitants face au Covid-19 », souligne Béligh Nabli, signataire d’un récent appel de binationaux à davantage de solidarité.
Le délicat dossier sécuritaire
La sécurité représente un autre volet cardinal de la coopération. L’action commune en terme de défense se porterait plutôt bien. Outre des sessions de matériel sécuritaire, la France a maintenu ses engagements de formation d’élites militaires tunisiennes. La coopération en termes de formation se traduit également auprès des forces spéciales déployées à Bizerte, et qui sont régulièrement engagées entre autres autour du vivier terroriste de Chaambi, près de Kasserine, à la frontière algérienne. Signe de l’importance conférée à ce sujet, une rencontre entre les deux ministres de tutelle serait espérée à Paris dans la foulée du haut conseil de coopération bilatéral de juin.
Plusieurs attentats commis par des Tunisiens en France sont venus rouvrir des plaies
Plusieurs attentats commis par des Tunisiens en France sont venus rouvrir des plaies : meurtre dans un commissariat de Rambouillet cette année, attaque contre la cathédrale de Nice en 2020 et sur la Promenade des Anglais quatre ans plus tôt. Ils font écho à de précédentes attaques sur le sol tunisien comme celle du Bardo ayant tué 21 touristes, dont des Français, en 2015. Et ne manquent pas de résonnances dans le débat public tunisien comme français. « Cela créé des tensions que les deux parties essaient de minimiser », croit savoir Youssef Cherif.
Certains dysfonctionnements sont régulièrement soulignés. Une entraide judiciaire est prévue entre les deux pays. Le parquet antiterroriste français peut ainsi formuler des demandes aux autorités tunisiennes. Un magistrat de liaison français en poste à Tunis coordonne, depuis 2014, l’exécution de ces démarches. Mais à l’inverse, aucun vis-à-vis tunisien n’a encore été nommé en France. « En matière pénale et de terrorisme cette coopération est à parfaire et les exécutions de demandes d’entraide peinent à trouver une concrétisation », confie une source juridique.
Le maintien de la peine de mort, bien que sous moratoire en Tunisie depuis 1991, reste également un frein à cette coopération. Le pays a beau avoir voté la résolution onusienne fin 2020 en faveur d’un moratoire mondial, le sujet reste sensible et les garanties semblent manquer. Les déclarations de campagne de Kaïs Saïed, favorables à la peine capitale dans les affaires de terrorisme, n’ont rien arrangé.
Autre point d’achoppement : l’expulsion de Tunisiens en situation irrégulière et de surcroit soupçonnés de radicalisation, avait été vertement exigée par Paris qui menaçait de réduire l’accès aux visas. En visite en France en décembre 2020, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, s’était dit prêt à coopérer. La question de la reconduite aux frontières de Tunisiens soumis à une obligation de quitter le territoire, et en priorité les fichés S, avait déjà été soulevée deux mois plus tôt à Tunis par le ministre français de l’intérieur, Gérald Darmanin, dans la foulée de l’attaque au couteau de Nice.
La question migratoire reste un sujet brûlant. La Tunisie refuse toujours – au même titre que ses voisins algérien et marocain – les appels du pied des États européens pour accueillir des centres d’hébergement, ou hotspots, afin de canaliser les départs clandestins de ressortissants étrangers depuis son territoire. Le chef du gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim, Hichem Mechichi, l’a répété lors de la récente rencontre euro-africaine sur la migration de Lisbonne.
Autre point d’achoppement : l’expulsion de Tunisiens en situation irrégulière et de surcroit soupçonnés de radicalisation
« Les partenaires européens voudraient faire de la Tunisie la forteresse qui protégerait leur frontière sud mais la société civile tunisienne y est également fortement opposée, rappelle le chercheur Youssef Cherif, et il est difficile d’imaginer qu’un président nationaliste comme Kaïs Saïed puisse capituler sur ce point. D’autant plus que le contrôle des départs demande des moyens et que plus la société tunisienne s’appauvrit, plus les migrants voudront traverser. »
Tunis, messager vers la Libye ?
La Libye voisine est loin d’être épargnée par ces difficultés. Une source sécuritaire européenne voit dans les forces tunisiennes de potentiels soutiens au renforcement d’une armée régulière chez son voisin, à même de former ses cadres, dans un esprit non partisan. Mais toute coopération en la matière semble encore tributaire de l’organisation des prochaines élections censées assoir les autorités libyennes de transition, à la fin de l’année.
Ceux qui convoitent les intérêts économiques de la reconstruction libyenne et lient en partie l’avenir de la Méditerranée à sa stabilisation, tentent de se positionner sur un échiquier mouvant. Paris vient ainsi d’y rouvrir son ambassade de Tripoli. Mais son soutien, même officieux, au camp du maréchal Haftar l’a coupé de certains réseaux, quand Tunis s’accroche à son principe de non-ingérence. Tout en multipliant les signes de fraternité et de proximité, comme l’a rappelé la visite de Kaïs Saïed, premier président venu féliciter les autorités intérimaires. Le maitre mot de la Tunisie est désormais de se montrer disponible à sa voisine en faisant tout pour ne pas paraître donneuse de leçons.
« Elle a aussi permis la présence et les négociations de parties prenantes libyennes sur son territoire, que ce soit entre elles ou avec des acteurs tiers et est susceptible de parler à toutes les parties, rappelle le chercheur Béligh Nabli. Elle pourrait jouer un rôle non pas de porte-parole, qui l’affaiblirait, mais de transmission de messages de la France y compris à l’endroit d’acteurs libyens avec lesquels cette dernière est en rupture. »
« Nous suivons naturellement de près les évolutions politiques libyennes, et la Tunisie fait partie des médiateurs extrêmement importants sur le dossier libyen », renchérit Karim Amellal, ambassadeur de France pour la Méditerranée. « Paris n’a pas infléchi sa politique et maintient son alliance avec l’Égypte et les Émirats arabes unis, et n’a pas besoin d’une Tunisie qui se cherche encore et peine à naviguer dans la politique libyenne, malgré les échanges protocolaires », rétorque Youssef Cherif à Tunis.
Un Sommet de la francophonie mal en point
Les enjeux culturels sont toujours au premier plan des relations bilatérales. Outil de soft power et de pérennisation d’une relation ancrée depuis des générations. « Les élites francophones en Tunisie sont très efficaces et présentes dans tous les domaines et représentent en quelque sorte une antenne du modèle culturel français. L’attachement de la France à la Tunisie peut être attribuée à la continuité culturelle de ce modèle français, et ce n’est pas peu pour elle », analyse Adnen Manser.
En dépit des déclarations régulières sur l’amitié que se porte les deux peuples, nombre de Tunisiens n’échappent pas au sentiment anti-français. Les groupes anti-français sur les réseaux sociaux se réclament pour certains de Kaïs Saïed. « Ses soutiens ont joué sur ce point durant sa campagne, quand ce dernier donnait des gages de sa francophilie », souligne Youssef Cherif. Pas de quoi remettre en question le 18e Sommet de la francophonie prévu à Djerba les 20 et 21 novembre prochains. Il a d’ailleurs fait l’objet d’un entretien à Paris entre le chef de l’État tunisien et la secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la francophonie (OIF), Louise Mushikiwabo. Kaïs Saïed a affirmé son engagement à le tenir en temps voulu. Des pays-membres de l’OIF auraient commencé à recevoir leurs cartons d’invitation.
L’organisation du sommet connaît d’autres problèmes. La présidence en est chargée mais elle a besoin de l’appui de ministères techniques et la crise interne entre les exécutifs tunisiens paralyse un certain nombre d’actions. « Cela fait partie des sujets qui n’avancent pas, regrette une source côté français, car il est pris en otage entre Carthage et la Kasbah qui se renvoient les responsabilités. Nous essayons par tous les moyens de les encourager au dialogue et à trouver des solutions politiques mais depuis un certain nombre de mois la situation n’avance pas et, pire, a tendance à se dégrader. » « Sa bonne tenue dans ce haut lieu du tourisme pourrait envoyer un signal aux agents économiques et permettre à la Tunisie de se repositionner à échelle régionale », plaide de son côté Karim Amellal.
Dans le même ordre d’idées, l’université franco-tunisienne pour l’Afrique et la Méditerranée, inaugurée à Tunis à l’automne 2019, n’a que peu décollé. Son objectif est de former des cadres supérieurs en langue française directement en Afrique. Elle vient donc en complément des réorientations françaises envers de nouveaux publics sur le continent mais aussi en Asie ou en Amérique. « C’est un beau projet structurant dans les relations franco-tunisiennes auquel le président tient beaucoup et qui est confronté à un certain nombre de difficultés que nous suivons de très près », commente Karim Amellal.
Les Tunisiens attendent désormais la venue du premier ministre Jean Castex, prévue début juin, qui devrait suivre de près le prochain haut conseil de coopération bilatérale.