Politique

Sénégal : Antoine Diome, le « sniper » de Macky Sall

Artisan des condamnations de Karim Wade et de Khalifa Sall, l’ancien procureur Antoine Diome est désormais ministre de l’Intérieur. Soldat dévoué, il est prêt à prendre des coups et à les rendre… Portrait d’un homme politique atypique.

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Par - à Dakar
Mis à jour le 7 juin 2021 à 08:59

Félix Antoine Abdoulaye Diome, le ministre sénégalais de l’Intérieur. © Cheikh Ndiaye/AID

S’il était une figure de la mythologie grecque, peut-être serait-il Eunomie, l’une des trois filles de Zeus et Thémis, qui personnifie la loi, la législation et l’ordre. Hier magistrat du Parquet, ministre de l’Intérieur depuis novembre 2020, Antoine Félix Abdoulaye Diome n’a-t-il pas accepté, dans ses fonctions successives, de prendre la relève, au Sénégal, de cette « déesse mineure » en assumant ses principales tâches : « assurer la stabilité intérieure de l’État et le maintien de l’ordre public » ?

À 47 ans, l’homme a conservé un visage juvénile et avenant. Mais ne vous y trompez pas : « Il prend des airs souriants et n’attaque jamais frontalement. Il poignarde dans le dos ! » commente, amère, une avocate qui s’est confrontée à lui lors du procès de Karim Wade et de ses coaccusés, entre 2014 et 2015. « Ce n’est pas un mauvais juriste mais il avait tendance à tordre les débats : il était manifestement en service commandé », ajoute la même source.

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Antoine Diome – « Tony », pour les intimes – fuit les médias comme la peste. « Il est plus à l’aise au prétoire que dans un meeting, résume un célèbre intervieweur sénégalais qui a vu défiler le gratin politique du pays. Nous sommes nombreux à avoir sollicité un entretien, mais il a toujours décliné courtoisement. » Jeune Afrique aussi s’y est cassé les dents, faute de pouvoir se rendre dans les délais à Dakar pour un face-à-face qu’il laissait entrevoir. Pas de discussion possible à distance avec Antoine Diome, même par visioconférence.

« Forces occultes »

Le 6 mars 2021, c’est face à une caméra de télévision, mais sans journaliste pour l’interroger, qu’il a connu son baptême du feu médiatique, lisant en prime time une déclaration où il s’indignait des émeutes qui venaient d’ébranler la capitale sénégalaise et plusieurs grandes villes du pays. Devenu ministre de l’Intérieur quatre mois plus tôt, Antoine Diome n’y est pas allé de main morte dans sa riposte aux sympathisants du député de l’opposition Ousmane Sonko, convoqué par la justice pour une accusation de viol vue par nombre de Sénégalais comme un traquenard politico-judiciaire.

« Ces actes de provocation sans précédent et sans commune mesure ont provoqué, avec le soutien de forces occultes identifiées, des manifestations violentes dans plusieurs quartiers de la capitale et dans d’autres localités du pays », déclarait-il, avant d’énumérer ces « actes de nature terroriste » : « Voies de fait, saccages, pillages et dégradations de bâtiments publics et de biens privés, mais aussi de commerces appartenant à des personnes physiques et morales… »

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Antoine Diome, ce soir-là, ne rechigne devant aucun superlatif, allant jusqu’à qualifier la grogne populaire qui embrase le pays de « conspiration contre l’État » relevant d’une « insurrection organisée ». Pour une personnalité politique qui connaît bien le magistrat, cette intervention « maladroite » revenait à employer un jerricane d’essence pour tenter d’éteindre un départ de feu : « À l’audience, la parole d’un procureur est naturellement à charge. Mais là, il s’exprimait en tant que ministre de l’Intérieur face à une jeunesse qui se révolte. »

Selon la même source, Antoine Diome « aurait eu besoin d’un peu plus d’expérience en politique avant de reprendre le poste sensible de ministre de l’Intérieur, car en matière de communication, il n’est manifestement pas préparé à jouer ce rôle ».

Missions confidentielles

Depuis cette intervention controversée, la grogne est retombée à Dakar, Thiès ou Ziguinchor. Et le nouveau ministre de l’Intérieur y a trouvé un répit. Mais une question reste posée : comment le procureur Antoine Diome a-t-il obtenu du président Macky Sall ce rôle de « premier flic du Sénégal », dont ce dernier sait bien, pour l’avoir lui-même occupé de 2003 à 2004, qu’il est susceptible de conduire jusqu’au sommet de l’État ?

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Aux dires de plusieurs interlocuteurs, qui ne donnent guère plus de détails, une relation ancienne unirait les deux hommes, basée sur la confiance accordée par le président de la République à ce magistrat aussi loyal que discret. « Quelques mois avant sa nomination au gouvernement, Antoine Diome avait accompagné Macky Sall en pèlerinage à La Mecque. C’est lui qui reçoit certaines personnalités, tels des opposants ou dignitaires africains en disgrâce, et qui gère ces contacts. Il suit personnellement certains dossiers confidentiels », témoigne une ancienne connaissance.

Rien ne semblait pourtant prédestiner l’ancien procureur, vierge de tout engagement politique, à troquer sa robe noire pour le costume de ministre de l’Intérieur. Après un master, Antoine Diome intègre l’École nationale de la magistrature, à Paris, où il se spécialise notamment dans la lutte contre le blanchiment, le financement du terrorisme et la confiscation des avoirs criminels. À 24 ans, il débute sa carrière comme substitut du procureur près le tribunal régional de Diourbel avant de gravir rapidement les échelons, de Dakar (où il est avocat général près la Cour d’appel) à Guédiawaye.

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Mais c’est en 2012, au lendemain de l’élection de Macky Sall, que la carrière du magistrat s’envole. À peine élu, le chef de l’État se lance dans une « traque aux biens mal acquis » qui se traduit par la résurrection d’une juridiction tombée en déshérence vingt-huit ans plus tôt : la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). « Il n’y avait pas foule à l’époque pour présenter sa candidature dans cette cour spéciale qui n’avait existé que durant trois années, se rappelle un proche de Macky Sall. Antoine Diome a manifesté son intérêt et il a été retenu pour le poste de substitut du procureur spécial, Alioune Ndao. »

 

À seulement 38 ans, Antoine Diome devient donc l’un des principaux artisans d’un dossier judiciaire qui tiendra le Sénégal en haleine pendant trois années : l’accusation d’enrichissement illicite portée contre Karim Wade, ancien ministre et fils de l’ex-président Abdoulaye Wade.

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Trois mois après le début des audiences, coup de théâtre : à la faveur d’une suspension momentanée du procès, le procureur spécial Alioune Ndao est sèchement débarqué et remplacé au pied levé par Cheikh Tidiane Mara, qui dispose d’une quinzaine de jours pour se familiariser avec un dossier de 47 000 pages portant sur une myriade de sociétés et de comptes bancaires.

C’est un parquetier incisif, qui ne lâche pas le morceau

Antoine Diome, qui en maîtrise parfaitement les arcanes, y gagne en influence jusqu’au verdict, qui verra la condamnation de Karim Wade à six années de prison et à une amende record de 138 milliards de francs CFA (210 millions d’euros). « C’est un parquetier incisif, qui ne lâche pas le morceau », estime un ministre de l’époque.

Bras armé

Cette première victoire symbolique pour le procureur adjoint sera toutefois de courte durée. Car en juin 2015, au lendemain du verdict, Antoine Diome est nommé agent judiciaire de l’État. C’est lui qui, désormais, sera chargé de recouvrer les sommes exorbitantes exigées de Karim Wade. Or selon l’accusation dont il a été le fer de lance, le fils de l’ancien président aurait dissimulé un véritable pactole à l’étranger, où Antoine Diome est chargé d’aller le débusquer.

Faire main basse sur le patrimoine de Bibo Bourgi et se débarrasser d’un adversaire politique : Karim Wade

« Ils ont établi leur postulat, puis construit leur dossier d’accusation. Mais leurs demandes de recouvrement n’ont jamais prospéré hors du Sénégal, analyse l’un des avocats de la défense. Le bilan d’Antoine Diome à la Crei se limite donc à la condamnation de Karim Wade et de ses coaccusés, c’est tout ! » Dans ce dossier, rappelle la même source, « l’État du Sénégal sera désavoué à Paris, à Monaco [au pénal comme au civil] ou encore par la Commission des Nations unies pour le droit commercial international [CNUDCI], qui a rendu en 2019 une sentence arbitrale en faveur de Bibo Bourgi« , l’un des coaccusés de Karim Wade.

« Il n’est pas un mauvais juriste mais, dans ce dossier, il a joué le rôle de bras armé de Macky Sall », poursuit notre avocat, qui estime que pour le camp au pouvoir l’objectif était double : « Faire main basse sur le patrimoine de Bibo Bourgi et se débarrasser d’un adversaire politique : Karim Wade. »

Ascension

Des désaveux successifs qui viennent s’ajouter à un avis cinglant rendu en avril 2015 par le Groupe de travail sur la détention arbitraire, un organisme dépendant du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Estimant « arbitraire » la privation de liberté dont Karim Wade fait alors l’objet, le comité « demande au gouvernement de la République du Sénégal de prendre les mesures nécessaires pour remédier au préjudice subi en prévoyant une réparation intégrale » au bénéfice de l’ancien « ministre du Ciel et de la Terre ».

Ce camouflet ne suffira pas à entraver l’ascension du magistrat – qui a entre-temps contribué, en tant qu’agent judiciaire de l’État, à faire condamner à cinq années de prison Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar, notamment pour « escroquerie aux deniers publics ». « Dans l’affaire Karim Wade, il n’était ni juge ni détenteur de l’exécutif, commente un observateur qui connaît l’intéressé de longue date. Il n’était pas payé pour avoir raison mais pour accomplir une mission précise en menant les poursuites à leur terme. Certains diront : pour faire le sale boulot… »

Un bon soldat, prêt à prendre des coups et à les rendre

Antoine Diome saura-t-il convaincre les Sénégalais que son parachutage à la tête du ministère de l’Intérieur était justifié ? « Macky Sall voulait à ce poste quelqu’un qui n’entretient pas de contentieux politique avec les ténors de la majorité, contrairement à son prédécesseur, Aly Ngouille Ndiaye », analyse un proche du chef de l’État, qui ajoute qu’Antoine Diome est vu par son patron comme « un bon soldat, prêt à prendre des coups et à les rendre ».

La promotion dont il a bénéficié a pourtant des allures de cadeau empoisonné puisqu’il incombe à son titulaire de superviser les prochaines élections, dans un contexte où leur transparence est régulièrement mise en doute par l’opposition. Or de 2022 à 2024, entre des locales maintes fois reportées, des élections législatives et une présidentielle, le calendrier s’annonce chargé. Et les polémiques, nombreuses.