La pandémie de Covid-19 est venue rappeler la dangereuse dépendance de l’Afrique en matière de vaccins (elle produit autour de 1 % de ce qu’elle consomme) et de médicaments.
Pour l’heure, seuls sept pays y fabriquent (à différents degrés de technicité) des vaccins humains et onze, des vaccins animaux. Sur cette carte sanitaire, deux principaux pôles de compétence se dégagent : le leader sud-africain, et à l’autre extrémité du continent, certains États du Nord.
Le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC) de l’Union africaine – très impliqué dans les dispositifs sanitaires face à la pandémie – prône la création de cinq ou six pôles de compétence régionaux pour produire davantage de vaccins, donc ceux contre le Covid-19.
Un vœu partagé par la directrice de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui plébiscite également la mise en place de centres d’excellence sur le continent, tout en prévenant qu’ils pourraient être complémentaires.
« Un vaccin nécessite de nombreux composants et chacun d’entre eux n’a pas besoin d’être fabriqué au même endroit. Ils peuvent être produits dans différents pays », a ainsi déclaré Ngozi Okonjo-Iweala. Quel que soit le découpage envisagé à terme, le Maghreb espère bien faire partie de l’équation.
Le Caire à l’avant-poste
Principal concurrent régional, l’Égypte produit déjà huit vaccins humains en fill and finish (ou répartition aseptique, ce qui n’est pas un simple conditionnement mais une mise sous forme pharmaceutique de la matière concentrée) et quatre vaccins animaux. Elle possède également dix-huit groupes pharmaceutiques que le CDC décrit comme « fabriquant des produits injectables suggérant un potentiel de remplissage stérile » (filling) – un premier pas vers la production aseptique de vaccins.
Et il y a urgence à multiplier ces sites de fill and finish pour traiter toute la matière concentrée, dont la production va beaucoup plus vite que la répartition aseptique. Dépasser ce goulot d’étranglement permettrait de mieux alimenter la demande mondiale de vaccins.
Pour Le Caire, un premier objectif de 5 millions de doses dans les deux prochains mois
Grâce à ses atouts, Le Caire se targue d’avoir non seulement contracté des accords pour produire – sous licence limitée – le chinois Sinovac dans son entreprise nationale, Vacsera (Egyvac), avec un premier objectif officiel de 5 millions de doses dans les deux prochains mois (et jusqu’à 80 millions annuellement), mais aussi 40 millions de doses par an du russe Spoutnik V via la société Minapharm, leader régional de l’ADN recombinante, grâce à un transfert de technologie. Le démarrage est prévu au troisième trimestre 2021.
De quoi couvrir les besoins de sa population et concrétiser sa volonté de produire également pour l’Afrique et le Moyen-Orient.
Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie en embuscade
Derrière le Caire, trois pays du Maghreb se distinguent : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Alger et Tunis produisent déjà en « bout à bout » (ou end to end, soit sur toute la chaîne de valeur de la production) des vaccins (respectivement le BCG et le vaccin antirabique). Alger possède également des unités de production de vaccins animaux, tout comme Rabat.
Ces acteurs régionaux disposent d’un solide maillage d’entreprises pharmaceutiques de pointe (dont certaines fabriquent déjà des médicaments pour des Big Pharma), bien que la biotech n’y soit encore qu’en développement. Le CDC leur attribue également un potentiel de remplissage stérile pouvant servir de base à l’installation d’unités de production de vaccins contre le coronavirus (sept pour la Tunisie et l’Algérie et six pour le Maroc).
Rabat, Alger et Tunis sont engagés dans une compétition pour attirer les contrats sous licence de fabrication de vaccins
Tous disposent par ailleurs de capacités d’export et de réexpédition de vaccins. De quoi nourrir leurs ambitions d’exporter à terme des vaccins vers l’Afrique subsaharienne, la Méditerranée et pourquoi pas l’Europe du Nord, mais aussi de se positionner comme de potentiels plateformes vers l’Afrique pour leurs voisins du Nord.
Aujourd’hui, Rabat, Alger et Tunis sont donc engagés dans une compétition pour attirer les contrats sous licence de fabrication de vaccins contre le Covid-19. Des trois, c’est l’Algérie qui est la plus avancée, grâce notamment à l’implication de l’État, qui s’appuie sur ses industries nationales pour négocier des contrats. Fort de son intérêt croissant pour ce secteur, le pays s’est d’ailleurs doté d’un ministère consacré à l’industrie pharmaceutique. Son représentant, Lotfi Benbahmed, a annoncé la production du vaccin russe Spoutnik V pour septembre.
Les Russes se seraient vu ouvrir grand les portes du marché algérien
Selon nos informations, le privé Frater-Razes aurait d’abord été approché par le laboratoire russe Gamaleïa, qui s’est finalement tourné vers le groupe public Saidal afin de bénéficier justement de la facilitation des échanges avec l’État. Un pharmacien proche du dossier assure que le transfert de compétences a déjà démarré pour transformer une unité, destinée à l’origine à la production d’anti-retroviraux. L’étude de rentabilité aurait été établie pour les cinq années à venir.
Au-delà de l’extension de leur soft power, les Russes ne trouveraient guère de bénéfices dans cette manœuvre : ils ne feraient pas de grosses marges sur les ventes directes. Qu’importe, ils se seraient vu ouvrir grand les portes du marché algérien avec des perspectives élargies de commercialisations pharmaceutiques ainsi que l’accès aux bases de données nationales sur la santé, un précieux sésame.
Sous le contrôle de l’Institut Pasteur d’Alger, Saidal s’acquitterait de son côté de l’investissement pour mettre les infrastructures à niveau. Outre l’accès à cet immense marché intérieur, le groupe pourrait aussi négocier la vente du vaccin combinée à d’autres de ses produits vers l’Afrique.
Rabat et Tunis en recherche de partenaires
Au Maroc, l’Institut Pasteur de Casablanca a cessé de produire vaccins et sérums mais espère nouer des partenariats public-privé (PPP) afin de se remettre en selle. Plusieurs grands projets ont également été amorcés. Les regards se tournent en particulier vers une future plateforme vaccinale dans la ville technologique Mohammed-VI de Tanger, en partenariat avec la Chine.
Baptisée Moroccosino, la société anonyme chapeautant cette entreprise a été enregistrée au registre de commerce du Tribunal de Casablanca le 23 mars dernier. Y sont mentionnés préparation, fabrication et conditionnement de produits pharmaceutiques.
Othman Benjelloun est l’instigateur du rapprochement avec les Chinois
Parmi ses administrateurs, figurent des cadres des trois plus grosses banques du royaume, Attijari Wafabank, la Banque centrale populaire et la Bank of Africa, dont le PDG n’est autre qu’Othman Benjelloun, instigateur du rapprochement avec les Chinois. Reste à connaître le véritable degré d’engagement de ces derniers.
Toujours est-il que la mise en place d’une réelle unité vaccinale pourrait y prendre entre trois et cinq ans, d’après les estimations de professionnels du secteur, la technologie stérile adaptée réclamant de nombreux stades de validation, outre la construction et les transferts de technologie à proprement parler.
Bientôt un institut du vaccin marocain ?
Autre annonce encore dans les tiroirs, la création d’un institut du vaccin, pour lequel le royaume espère un financement européen. Après un communiqué encourageant pour le Maroc, l’UE se contente désormais d’évoquer des discussions plus générales en cours avec l’Union africaine pour que le continent se dote d’une telle capacité de production endogène. Si elle n’exclut pas un soutien au royaume, elle dit ne pas avoir reçu de propositions claires et structurées d’entreprises pharmaceutiques répondant à ses conditions techniques, réglementaires et de licence. Rien n’est donc envisagé à court terme.

30 000 doses de vaccin russe contre le coronavirus Sputnik V arrivent à l'aéroport de Carthage à Tunis, Tunisie, le 9 mars 2021. © YASSINE GAIDI/AFP
Deux entreprises privées marocaines sont par ailleurs candidates à la production d’un vaccin anticovid en fill and finish. Sothema, d’une part, s’estime capable de démarrer rapidement une telle ligne de production du fait de son expérience dans la production des médicaments injectables et stériles, et se félicite d’avoir été la première en Afrique à démarrer des lignes stériles de seringues pré-remplies, une technologie déjà utilisée pour conditionner certains vaccins anticoronavirus. Elle attend désormais un contrat et des transferts de technologie et espère pouvoir compter sur sa participations aux études cliniques de phase III de Sinopharm, qui se serait renseigné sur ses capacités industrielles en retour, pour nouer un partenariat de production.
Il faut investir aussi bien dans la mise en place d’unités de culture cellulaire
Dans un second temps, sa PDG, Lamia Tazi, estime qu’« en parallèle, il faut investir aussi bien dans la mise en place d’unités de culture cellulaire que dans l’extension des unités de fill and finish existantes ». « Mais un laboratoire ne peut pas seul envisager ces investissements s’il n’a pas de précommandes de vaccins », prévient celle qui est également secrétaire générale de la Fédération marocaine de l’industrie pharmaceutique (FMIP).
D’autre part, Pharma V serait en train de finaliser un partenariat en fill and finish. « Nous sommes prêts à démarrer le fill and finish flacons multi doses , très adaptés pour les pandemies, car cela coûte moins cher et est plus rapide à produire que les seringues unidoses qui sont en rupture actuellement », précise sa directrice générale, Maryam Lahlou-Filali.
Elle se dit prête à passer à la technologie vaccinale en six à neuf mois. Dans un second temps, la culture cellulaire (upstream) pour la production bout à bout pourrait être envisagée d’ici trois à cinq ans. « Ce sont des investissements très conséquents, on parle en centaines de millions d’euros pour une unité, un partenariat public-privé ou des co-investisseurs privés seraient donc les bienvenus car compte tenu de l’étroitesse du marché local, aucun acteur privé n’est à même de s’engager seul », poursuit-elle
En Tunisie toujours rien de concret
Quant à la Tunisie, l’annonce du ministre de la santé, Faouzi Mehdi, d’un accord préalable avec les autorités britanniques ne semble pas trouver de concrétisation. AstraZeneca assure n’avoir aucun partenariat avec le pays, et aucun autre laboratoire n’en évoque par ailleurs.
« Des discussions avec différents partenaires sont en cours », tempère Mariem Khrouf, à la tête de la Direction pharmacie et médicament du ministère. Les perspectives existent, car Tunis effectue aussi des répartitions aseptiques pour des injectables et biotechnologies et pourrait étendre ses capacités en s’appuyant sur ses onze unités de fabrication de médicaments stériles », souligne-t-elle. À moyen terme, elle souhaite aussi développer son pole de biotechnologie à Sidi Thabet (dans les environs de Tunis).
En cas d’accord de production d’un vaccin anticovid, son Institut Pasteur (chargé de la production du BCG et de sérums antivenins) compte opter pour un partenariat avec le privé afin de se concentrer sur la recherche et le développement. « La bioproduction est sophistiquée et nécessite davantage de R&D, des normes strictes, mais aussi un investissement significatif, prévient son directeur, Hechmi Louzir, l’État peut octroyer des facilités et des financements internationaux peuvent être envisagés. »
Notre deuxième plateforme démarrera les injectables en Côte d’Ivoire au premier trimestre 2022
Parmi les mieux classés du pays (avec Medis et Unimed), SAIPH fait partie ses laboratoires privés ayant l’habitude de collaborer sous licence avec des multinationales qui se déploient vers le reste de l’Afrique. « Nous avons une ligne d’injectables stériles plus ou moins adaptée. Des investissements à notre portée sont en cours pour l’étendre afin de nous permettre de la consacrer à la production de ces vaccins, moyennant un tech transfer d’environ six mois, met en avant Ramzi Sandi, son directeur général. Notre deuxième plateforme démarrera les injectables en Côte d’Ivoire au premier trimestre 2022. Elle sera aussi capable de produire des vaccins en filling. »
L’entreprise multiplie les prises de contact – auprès des Chinois, des Russes et de Pfizer – pour proposer ses services afin de produire ce précieux vaccin contre le Covid. Il faut aussi une volonté politique », relève son directeur général, qui négocie afin que l’État s’engage à accélérer une éventuelle autorisation de mise sur le marché ainsi qu’un agrément de fabrication de vaccin, mais aussi à acheter des doses, en cas d’accord de production sous licence.
Positionnement régional
Difficile de savoir qui sera à même de trancher en faveur de tel ou tel pays dans la course aux hubs régionaux. Les discussions se poursuivent à échelle de l’Union africaine (non sans une participation de l’OMS, autre acteur incontournable) mais aucun appel d’offres n’a été officialisé. Ce sont surtout les avancées concrètes sur chacun de ces terrains qui seront déterminantes. En attendant, chacun tire la couverture à soi.
« Nous allons œuvrer pour que la Tunisie ait une place dans l’initiative de la CDC », insiste Mariam Khrouf, qui précise que le pays a pour sa part déjà sollicité l’OMS, afin de bénéficier d’une assistance pour l’évaluation de la faisabilité d’un transfert technologique en fill and finish, ainsi que pour l’étude de la mise en place d’une plateforme de production des vaccins à ARN-m en Tunisie. Cela concerne aussi l’amélioration de son autorité de réglementation.
« À la suite de la pandémie de H1N1, une délégation de l’OMS ainsi que le président du réseau mondial des producteurs de vaccins des pays émergents ont visité l’Afrique à la recherche d’unités capables de produire des vaccins antiviraux pour le continent. Sothema a été l’unique laboratoire visité ayant démontré sa capacité à produire des vaccins pour l’Afrique », affirme Lamia Tazi.
« Faire du fill and finish n’est qu’une étape, à terme il faudra produire des bio-similaires, et le Maroc est en train d’étudier toutes les possibilités pour s’intégrer dans le post-Covid », anticipe Azzedine Ibrahim, directeur du laboratoire de biotechnologie médicale de Faculté de médecine et de pharmacie de Rabat. « Si une concurrence existait entre pays du Maghreb pour devenir ces hubs, tant mieux. Ce serait génial qu’ils fassent la course pour devenir des pôles de technologie vaccinale », s’enthousiasme-t-il.
Fabriquer seringues, réactifs et médicaments
En attendant, d’autres perspectives s’offrent à l’Afrique du Nord et au continent. La secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), Vera Songwe, appelle les pays à se tourner non seulement vers la production de vaccins, mais aussi de l’ensemble des intrants que sont les seringues, réactifs et médicaments. Toute une chaîne de valeur qui pourrait créer selon elle 6 millions d’emplois sur le continent.