« Frakas », un polar sur fond de violences post-coloniales dans le Cameroun d’Ahidjo

Après « Requiem pour une République », sur la guerre d’Algérie, le journaliste français Thomas Cantaloube publie un second polar se déroulant durant la période des décolonisations. Cette fois, c’est le Cameroun d’Ahidjo qui en offre le décor.

Félix Moumié, leader de l’UPC-l’Union des Populations du Cameroun, en 1961, à Conakry. © Archives Jeune Afrique

Félix Moumié, leader de l’UPC-l’Union des Populations du Cameroun, en 1961, à Conakry. © Archives Jeune Afrique

OLIVIER-MARBOT_2024

Publié le 18 mai 2021 Lecture : 5 minutes.

Dans le prologue de son nouveau roman policier, Frakas, Thomas Cantaloube décrit en détail un événement particulièrement marquant de l’histoire du Cameroun indépendant : l’assassinat à Genève, par une barbouze affiliée aux services secrets français nommée William Bechtel, du leader du principal mouvement indépendantiste de l’époque, l’UPC (Union des populations du Cameroun).

Après Ruben Um Nyobè, le précédent chef de l’UPC liquidé dès 1958, Félix Moumié était la deuxième grande figure anti-colonialiste du pays à être ainsi éliminée, avec la complicité plus qu’active de Paris. Après ce point de départ, Thomas Cantaloube déroule avec talent une intrigue policière qui déploie ses ramifications entre Marseille, Paris, Douala, Yaoundé et le territoire bamiléké. Les trois principaux personnages du roman précédent sont encore là et s’il est question de documents disparus, de menaces et d’actes de violence, l’arrière-plan politique n’est jamais oublié.

la suite après cette publicité

Nombreux personnages réels

Journaliste spécialisé dans l’actualité internationale – qu’il a suivie pendant 25 ans pour La Tribune, L’Humanité, Marianne, Les Cahiers du Cinéma ou, plus récemment, Mediapart – l’auteur n’oublie pas ses réflexes. Les événements historiques sont documentés avec soin, et de nombreux personnages réels apparaissent au fil des pages. Le premier président camerounais Ahmadou Ahidjo et le truand marseillais Mémé Guérini, les socialistes français François Mitterrand et Gaston Defferre, un certain « Monsieur Charles » partageant son temps entre commercialisation de boissons anisées et activisme au sein du SAC, le Service d’action civique du mouvement gaulliste… Jacques Foccart, naturellement, est de la partie, de même que Pierre Messmer, ministre sous de Gaulle et Pompidou qui fut aussi, longuement, administrateur colonial et dont Thomas Cantaloube cite cette phrase terrible : « La décolonisation du Cameroun fut aussi atypique que sa colonisation : la France accorda l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d’intransigeance. »

À propos de ce recours à des personnages célèbres, Thomas Cantaloube parle de « clin d’oeil », de procédé qui l’amuse, avant de préciser : « Cela a aussi deux fonctions précises. Tisser un lien, montrer que des personnages publics que nous avons connus, qui sont morts il n’y a pas si longtemps, ont été impliqués dans tout ça. Et puis cela ancre le récit dans le réalisme : ça montre qu’on est dans une fiction, certes, mais sur fond d’événements réels. Quand je fais agir ou parler une personne ayant existé, c’est sur la base d’une documentation. Et si elle n’a pas dit exactement ce que je lui fais dire, ses propos sont au moins crédibles. »

« La France a fait beaucoup de mal »

On s’interroge aussi sur le choix des thèmes abordés. Pour ses deux premiers romans, Thomas Cantaloube a choisi la guerre d’Algérie et la décolonisation camerounaise. Pourquoi cet intérêt de la part d’un reporter français né dans les années 1970 et qui, s’il connaît l’Afrique, n’en a pas fait son sujet de prédilection ? « Je pense que la décolonisation – et la colonisation, bien sûr – a été la grande affaire du XXe siècle. Est-ce que la France l’a menée d’une façon encore plus calamiteuse que les autres ? Je suis mitigé… Quand on regarde les anciennes colonies britanniques ou belges, il n’y a rien de réjouissant. Mais ce qui est certain, c’est que la France a fait beaucoup de mal et que même 60 ans après, elle est incapable de traiter les anciens pays colonisés sur un pied d’égalité. Il y a encore des intérêts politiques et économiques, des interventions militaires, un président a pu dire il y a dix ans que l’homme africain n’était « pas assez entré dans l’histoire »… »

Il y a eu des charniers, des assassinats politiques, l’utilisation du napalm… Et pourtant tout ça est très peu connu en France

Quant au choix du Cameroun, l’auteur le justifie à la fois par la grande singularité du processus de décolonisation que le pays a connu et par le rôle particulier que la France y a joué. « On l’a oublié, mais à l’époque l’UPC était l’un des grands mouvements indépendantistes du continent, souligne-t-il. Pas seulement militairement, mais aussi intellectuellement, dans les années 1950 son importance était comparable à celle de l’ANC. Et puis la France, puis l’armée camerounaise encadrée par des Français, a été incroyablement violente : il y a eu des charniers, des assassinats politiques, l’utilisation du napalm… Et pourtant tout ça est très peu connu en France. Notre pays a commencé à soulever le couvercle de la poubelle en ce qui concerne l’Algérie, mais pas sur l’Afrique subsaharienne. Pas sur le Cameroun. Pas sur la Centrafrique. »

la suite après cette publicité

Polar politique, social, engagé

L’autre grande question qui surgit au moment d’entamer la lecture de Frakas, du moins si l’on est amateur de polars, est d’ordre plus littéraire. Un polar « noir » français, engagé, publié dans la prestigieuse Série noire des éditions Gallimard et mettant en scène l’élimination d’un opposant africain sur fond de magouilles politiques françaises… Difficile de ne pas penser à L’Affaire N’Gustro, le premier grand roman de Jean-Patrick Manchette, fondateur et théoricien du polar noir à la française.

À la lecture, les deux livres – publiés à 50 ans d’intervalle – sont on ne peut plus différents, mais Thomas Cantaloube admet qu’il avait cette référence en tête : « J’y pensais bien sûr, ne serait-ce que parce que c’est par là que je suis venu au polar, comme lecteur : Pouy, Daeninckx, Manchette, Jonquet… Le polar politique, social, engagé, tel qu’on a pu le retrouver plus tard chez Deon Meyer, Stieg Larsson, Caryl Ferey, Mike Nicol, James Lee Burke… Je m’inscris dans cette filiation. »

la suite après cette publicité

Sur la forme par contre, l’auteur n’est pas un adepte du style « behavioriste », sec, décharné et anti-psychologisant, que prônait et pratiquait Manchette. Longtemps contraint par une forme d’écriture journalistique imposant le respect de certaines règles, Thomas Cantaloube explique simplement avoir trouvé une liberté stylistique avec la fiction. « J’écris comme j’ai envie d’écrire, presque avec un œil de lecteur plus que de romancier. C’est agréable parce que par rapport au journalisme, où il faut être didactique, aller vite à l’essentiel, le roman permet d’être plus nébuleux, plus subtil, de construire progressivement, d’être parfois à la limite d’égarer le lecteur. »

Consacrant désormais tout son temps à la littérature, l’auteur annonce que ses trois personnages principaux – le journaliste Blanchard, le trafiquant Lucchesi et le mercenaire Volkstrom – devraient encore être au rendez-vous de son troisième polar. Parution envisagée en 2023 mais cette fois, annonce Thomas Cantaloube, l’action ne se déroulera plus en Afrique… même s’il sera encore question de rapports coloniaux.

G03986_Cantaloube_Frakas.indd Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)
© éditions gallimard

G03986_Cantaloube_Frakas.indd Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16) © éditions gallimard

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Nigeria : Femi Kayode, nouveau maître du polar

La sélection « Jeune Afrique » des meilleurs livres de 2020

Contenus partenaires