Politique

État de siège en RDC : Félix Tshisekedi fait-il fausse route dans le Nord-Kivu et l’Ituri ?

La tempête politique apaisée, Félix Tshisekedi vient d’engager les forces armées dans une vaste opération visant l’ « éradication totale de l’insécurité » dans l’Est. Mais sa stratégie suscite beaucoup d’inquiétudes.

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Mis à jour le 5 mai 2021 à 10:27

Des soldats des FARDC sur les collines proches de Goma, dans le Nord-Kivu, lors de la guerre contre les rebelles du M23 en 2013. © Joseph Kay/AP/SIPA

À compter du 6 mai, les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, dont les populations sont la cible d’attaques menées par de violents groupes armés, vont passer sous administration militaire. Les autorités civiles et les gouvernements de ces provinces seront remplacés par des officiers de l’armée et de la police nationale. En outre, les juridictions militaires vont se substituer aux organes civils. Ces mesures pour le moins radicales, décrétées par Félix Tshisekedi dans le cadre de l’état de siège qu’il a décidé d’instaurer dans ces deux provinces meurtries, entrent en vigueur pour une période de trente jours renouvelable.

Dans le Nord-Kivu, c’est le général Luboya Nkashama, un ancien du RCD Goma, mouvement rebelle soutenu par le Rwanda qui a un temps contrôlé la province, qui prend les fonctions de gouverneur. Le commissaire divisionnaire Alonga Boni Benjamin devient vice-gouverneur. Pour l’Ituri, c’est au général Constant Ndima Kongba, un ancien du Mouvement de libération du Congo de Jean-Pierre Bemba, autrefois soutenu par l’Ouganda, que le poste de gouverneur a été confié. Il sera secondé par le commissaire divisionnaire Ekuka Lipopo.

Une solution contreproductive ?

« Aucun Congolais digne de ce nom ne devrait rester indifférent », a tonné le chef de l’État lors d’une allocution télévisée, le 3 mai. L’est de la RDC est devenu « le point d’implosion des mouvements rebelles et des groupes armés, le point d’entrée des forces négatives étrangères, qui y sèment la désolation ».

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L’état des lieux est, de fait, catastrophique. Depuis novembre 2019, plus d’un millier de civils ont été tués sur le seul territoire de Beni, dans le Nord-Kivu, dans des attaques attribuées aux Forces démocratiques alliées (ADF), un groupe qui a récemment prêté allégeance à l’État islamique. Depuis 2017, dans les provinces de l’Ituri, du Nord- et du Sud-Kivu (seul le Nord-Kivu est concerné par l’état de siège), les violences ont fait 4 592 morts, selon le le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST).

Mais la solution sera-t-elle à la hauteur ? Ne risque-t-elle pas, comme le craignent certains experts, d’augmenter encore le niveau de violence dans ces régions où la porosité entre groupes armés et forces régulières est grande ?

L’armée est plus un problème qu’une solution

Pour Jean-Jacques Wondo, analyste sécurité, la réponse à ces questions est évidente. « L’armée est plus un problème qu’une solution en RDC, et cela restera le cas tant qu’elle ne sera pas réformée en profondeur, met en garde le chercheur congolais qui dirige le think tank Défense et sécurité du Congo (DESC, spécialisé sur les questions militaires). « Étant donné l’état de délabrement structurel et fonctionnel dans lequel est aujourd’hui l’armée congolaise, et la défaillance de son commandement actuel, confier aux militaires l’administration de ces provinces ravagées par une insécurité systémique et pandémique, cela revient à mettre la charrue avant les bœufs. »

Le président congolais, qui avait déjà promis en avril 2019 lors d’une visite à Beni et à Goma de « mettre définitivement en déroute la rébellion ADF et tous les autres groupes armés », sait que son éventuelle réélection en 2023 dépendra notamment des résultats obtenus sur le front de l’insécurité dans l’Est. Dans une région où sévissent plus de 122 groupes armés, et où les déplacés et réfugiés se comptent par millions, la colère gronde. Depuis fin avril, des centaines de jeunes ont assiégé la mairie de Beni pour exiger que Félix Tshisekedi face le déplacement. En vain, jusqu’à présent.

Efforts à l’international

Le chef de l’État ne ménage pas ses efforts à l’international en revanche, s’employant à impliquer les voisins de la RDC et même, plus largement, les partenaires internationaux. Félix Tshisekedi est ainsi engagé depuis plusieurs mois dans des discussions avec son homologue rwandais Paul Kagame dans le but de définir une stratégie commune.

Fin mars, lors d’une réunion de haut niveau à laquelle participaient François Beya, le « monsieur sécurité » de Félix Tshisekedi, et Jean Bosco Kazura, le chef d’état-major général des Forces de défense rwandaises (RDF), les responsables sécuritaires des deux pays ont notamment convenu d’élaborer un plan opérationnel pour mener des actions militaires conjointes contre certains mouvements rebelles. Un rapprochement avec le voisin rwandais assumé par le président congolais dès la première année de son mandat, malgré les rancœurs et crispations entre les deux pays.

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Plus récemment, le 21 avril dernier, à l’issue d’un entretien en tête à tête avec son homologue kényan Uhuru Kenyatta, Tshisekedi promettait que « ceux qui sèment la terreur » allaient être la cible d’une « riposte impitoyable ». Les deux chefs d’État ont alors annoncé l’arrivée prochaine de troupes kényanes en RDC. « Pour appuyer nos forces armées afin d’atténuer de la manière la plus efficace qui soit ce problème de terrorisme et de conflits dans l’est du pays », avait alors précisé Félix Tshisekedi, qui avait promis le déploiement de ces soldats congolais pour « les semaines qui suiv[rai]ent ».

Sept jours plus tard, le 27 avril, c’est cette fois à Paris, auprès d’Emmanuel Macron, qu’il est venu plaider sa cause pour obtenir une aide de la France. En particulier face aux ADF, un groupe « à tendance islamiste, au discours islamiste et aux méthodes islamistes » : « Je suis plus que jamais déterminé à l’éradiquer, et je compte sur le soutien de la France », avait alors martelé Félix Tshisekedi, sur le perron de l’Élysée.

Affairisme et défaillances

C’est dans cette perspective qu’il faut lire l’instauration de l’état de siège dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri : un outil supplémentaire pour atteindre les objectifs que Félix Tshisekedi s’était fixés dès le 24 janvier 2019, lorsqu’il avait revêtu l’écharpe de président de la RDC. L’initiative n’en a pas moins été diversement appréciée au sein de la société civile.

L’Association congolaise pour l’accès à la justice (Acaj) salue certes l’annonce du chef de l’État, mais elle réclame que le Parlement adopte « dans l’urgence » une loi encadrant cet état de siège, afin « de prévenir des abus ».

De son côté, le mouvement citoyen Lutte pour le changement (Lucha) a clairement exprimé ses doutes sur la pertinence de la mesure, demandant au président d’y surseoir et de lui préférer l’instauration d’un dialogue tripartite entre le gouvernement, la Monusco et la population. Le « problème des officiers criminels ou affairistes » et celui des « militaires qui sont trop longtemps en opération » comptent parmi les sujets qu’il convient de régler en urgence, selon la Lucha.

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Le dernier rapport du Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) conforte ceux qui craignent des dérives. En mars dernier, l’ONU s’inquiétait en effet d’une « forte hausse du nombre de violations [des droits de l’homme] attribuables à des militaires des Forces armées de la République démocratique du Congo (+127 %), en particulier dans les provinces du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et du Tanganyika ».

Les éléments des Forces de défense et de sécurité causent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent

« Au Nord-Kivu et en Ituri, plusieurs analyses et rapports d’experts internationaux ont démontré, preuves à l’appui, que les éléments des Forces de défense et de sécurité causent plus de problèmes d’insécurité qu’ils n’en résolvent. Et c’est paradoxalement aux responsables de cette armée que le président  Tshisekedi décide de confier l’administration de ces deux provinces », martèle Jean-Jacques Wondo, qui s’inquiète qu’une « carte blanche [soit] accordée aux militaires, qui pourront [commettre des exactions] sous couverture légale ».

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Outre le manque de moyens et la défaillance d’une partie de la hiérarchie militaire, l’expert pointe « les complicités au sein de l’armée, la passivité des troupes au combat et la collusion entre certains officiers de l’armée et des services de sécurité avec les milices de leurs communautés d’origine ».

Un état de siège trop étendu ?

Dans la région de Walikale, dans le Nord-Kivu. © Photo: MONUSCO/Kevin Jordan

Dans la région de Walikale, dans le Nord-Kivu. © Photo: MONUSCO/Kevin Jordan

En Ituri, les Forces armées de la RDC (FARDC) mènent actuellement deux opérations. La première, Zaruba ya Ituri (« tempête de l’Ituri », en swahili), a été lancée en juin 2019 et vise à mettre « hors d’état de nuire » les milices qui sévissent dans cette province. La seconde consiste à sécuriser la RN27, qui relie le pays à l’Ouganda. Elle a débuté en avril 2020 et elle est menée conjointement par les FARDC et les hommes de la police nationale congolaise (PNC).

La situation s’est rapidement enlisée au point de sembler aujourd’hui hors de contrôle

Dans le Nord-Kivu, les FARDC mènent des offensives militaires d’envergure depuis le 31 octobre 2019, dans le prolongement de l’opération Sokola 1, lancée en janvier 2014 dans la région de Beni contre les rebelles ADF, et de Sokola 2, qui cible les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Mais si, au début, ces interventions ont pu enregistrer quelques succès substantiels, la situation s’est rapidement enlisée au point de sembler aujourd’hui hors de contrôle.

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« La stratégie n’est pas la bonne », tranche un ancien gouverneur de l’une des régions de l’Est, sous couvert d’anonymat. Pour lui, « pour que l’action soit efficace, Félix Tshisekedi devrait instaurer l’état de siège dans des régions circonscrites, des zones précises, en particulier à Beni ».

Même chose en Ituri, où « certaines zones sont en paix ». Cela ne fait aucun doute à son avis : « Les militaires ont conseillé d’instaurer l’état de siège sur toute l’étendue des provinces pour se faire de l’argent, et ils vont faire en sorte que cela dure très longtemps. »

Le porte-parole de l’armée, Léon-Richard Kasonga, a tenté, lors d’une conférence de presse ce mardi 4 mai, de battre en brèche ces critiques. Les opérations menée dans le cadre de l’état de siège se feront « dans le cadre des ordonnances prises par le président de la République », a-t-il assuré, affirmant par ailleurs que les militaires étaient « victimes de dénonciations sans preuves ». « L’essentiel est de protéger et de préserver l’intégrité du territoire », a-t-il ajouté.

« Cela fait 20 ans que nous avons tout essayé. On n’avait pas essayé l’état de siège. Il n’y aura plus d’excuses, a insisté pour sa part Patrick Muyaya, porte-parole du gouvernement. C’est un moment ou le gouvernement et l’armée auront tous les moyens. Même s’il faut mettre la moitié du budget pour terminer cette guerre, on le fera ! »