Économie

Maroc-Égypte vs Afrique du Sud-Nigeria : course à handicap pour les vaccins sur le continent

Si les États africains se mobilisent pour fabriquer les vaccins localement, les capacités industrielles sont inégales et les négociations avec les géants pharmaceutiques (Johnson & Johnson, Pfizer, BioNTech) demeurent opaques.

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Mis à jour le 31 mai 2021 à 14:21

Le président sud-africain Cyril Ramaphosa visitant, le 29 mars le site de production d’Aspen Pharmacare à Port Elizabeth. Il s’agit du seul site produisant à ce jour un vaccin anti-Covid sur le continent. © Lulama Zenzile/Die Burger/Gallo Images/Getty

Alors que l’Afrique manque cruellement de vaccins contre le Covid-19, le plaidoyer pour une production locale prend de l’ampleur. Si certains pays ont déjà des perspectives concrètes avec de grands laboratoires pharmaceutiques à la pointe sur le sujet – essentiellement Johnson & Johnson, Spoutnik V et Sinovac – les calendriers et les volumes de production, les modalités d’approvisionnement et de distribution restent encore très flous, alors que de nombreuses négociations sont en cours sur le sujet, aussi bien entre les Africains qu’avec les groupes occidentaux, russes, chinois et les institutions internationales.

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À la funeste faveur de la pandémie, les décideurs africains ont pris la mesure du nécessaire développement de leur industrie pharmaceutique. Les espoirs ont été alimentés par la conférence virtuelle de haut niveau organisée le 12 avril par le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies de l’Union africaine (Africa CDC). Son directeur, le Camerounais John Nkengasong, ambitionne de voir d’ici à vingt ans le continent produire plus de la moitié des vaccins qu’il consomme, contre 1  % aujourd’hui. Dans le même temps, le marché africain des vaccins va croître de manière significative, passant de 1,3 milliard de dollars par an actuellement à un montant compris entre 2,3 et 5,4 milliards de dollars pour 2030, selon le cabinet de stratégie américain McKinsey.

Cinq pôles régionaux de production

Quant au vaccin anticoronavirus, le continent a reçu à ce jour moins de 2 % des doses administrées dans le monde. Il faudrait à l’Afrique 1,5 milliard de doses pour vacciner 60 % de sa population et atteindre ainsi le seuil minimal de l’immunité collective, selon les estimations. Le programme Covax devrait à terme fournir 20 % des besoins. Plus de deux milliards de doses produites en dehors du continent ont été négociées, mais il n’en a reçu que quelques millions.

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Provisionnées principalement auprès de Pfizer et AstraZeneca (via leurs différentes plateformes, dont le Serum Institute of India), elles tardent à être distribuées. La suspension des exportations indiennes n’arrange rien. L’Union africaine a également monté son initiative, Avatt (Équipe spéciale d’acquisition de vaccins de l’UA, en français), et a déjà annoncé avoir négocié 670 millions de doses, grâce au soutien d’Afreximbank et de la Banque mondiale.

L’ARN messager demande des infrastructures et des compétences dont le continent ne dispose pas complètement

Le CDC envisage la création de cinq ou six pôles de compétence régionaux, autour de nations ayant les capacités de produire ces vaccins. Jusqu’à présent des pays du Maghreb et l’Afrique du Sud tiennent la corde, tandis qu’en Afrique de l’Ouest, le Nigeria et le Sénégal se distinguent et que le Ghana essaie d’entrer dans la course, tout comme le Rwanda en Afrique de l’Est.

Tractations bilatérales

Mais jusqu’à présent, les tractations bilatérales pour produire ces vaccins dament le pion à toute coordination multilatérale. Logique, quand des pays ont pris de l’avance en investissant dans le secteur depuis des années et tentent avant tout de subvenir à leurs besoins. Certains produisent déjà d’autres types de vaccins humains ou vétérinaires. Il existe par ailleurs environ 80 usines de produits stériles injectables sur le continent, d’après William Ampofo, président de l’Initiative pour la fabrication de vaccins en Afrique (Avmi). Autant de structures adaptables relativement rapidement selon les spécialistes interrogés. Mais rien ne se fera sans transferts de technologies.

Le manque de transparence n’est pas acceptable dans un moment si critique

« Tout dépend de quel type de vaccin on parle, l’ARN messager (Moderna, Pfizer-BioNtech et CureVac) demande des infrastructures et des compétences dont le continent ne dispose pas complètement », analyse Nathalie Coutinet, chercheuse en économie de la santé à l’université Sorbonne-Paris-Nord.

Aucun des potentiels hubs régionaux n’est encore en mesure de produire ces vaccins de bout en bout. Au mieux, certains peuvent traiter sa forme concentrée et la répartir dans des flacons de manière aseptique (fill and finish) dans l’espoir, à terme,  de développer leurs biotechnologies pour se préparer à d’autres épidémies. Mais un voile d’opacité entoure les négociations avec les grands laboratoires. « Tout cela se fait sans transparence, ce qui n’est pas acceptable dans un moment si critique », regrette Nathalie Ernoult, directrice du plaidoyer pour l’accès aux médicaments essentiels de Médecins sans frontières.

Contactés, tous les principaux laboratoires sont restés très vagues dans leurs commentaires. Merck dit ne pas être en mesure de répondre à nos questions « à l’heure actuelle ». Signe que des négociations ont lieu ou que la stratégie africaine de production n’est pas à l’ordre du jour ? Pfizer se contente de communiquer sur sa volonté d’ajouter davantage de producteurs sous contrat à sa chaîne de production.

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En Afrique du Nord, l’Égypte se targue d’avoir passé des accords de production avec le chinois Sinovac et le russe Spoutnik V. L’Algérie a aussi annoncé l’élaboration du Spoutnik V. Selon un pharmacien proche du dossier, le groupe Saidal, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, aurait transformé une unité initialement destinée à des antirétroviraux. En remerciement, la Russie se serait vue ouvrir grand les portes du marché algérien du médicament, ainsi que l’accès aux données nationales sur la santé. Outre la mise à niveau de ses unités et la production pour son marché intérieur, Alger pourrait négocier la vente du vaccin russe issu de ses usines combinées à d’autres articles pharmaceutiques vers le sud du Sahara.

Âpres négociations

« Les contrats sont durement discutés, explique Bartholomew Dicky Akanmori, conseiller pour la recherche et régulation vaccinale en Afrique à l’OMS. Les laboratoires qui effectuent ces transferts de technologie peuvent demander l’accès aux marchés pour écouler d’autres produits, proposer aux partenaires africains de produire aussi leurs médicaments en générique ou demander des exonérations de taxes. »

Certains auraient négocié des packages d’essais cliniques contre des accords de fabrication. Tel Johnson & Johnson en Afrique du Sud avec le laboratoire Aspen, le premier groupe pharmaceutique africain (2,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2020), dirigé depuis Durban. Ce dernier confirme avoir démarré la production dans son usine de Port Elizabeth depuis un accord préliminaire signé en novembre 2020. Aspen estime sa capacité de réalisation à 300 millions de doses par an.

Nous avons autorisé les transferts de technologies dans quinze pays

Johnson & Johnson a promis à l’Union africaine de fournir 220 millions de doses de ce vaccin à une injection à partir de juin. Vendues aux pays africains à 10 dollars l’unité (8,50 euros), celles-ci seront distribuées selon des quotas aux pays membres de l’organisation panafricaine. L’entreprise pharmaceutique affirme, par ailleurs, chercher d’autres sites de production. L’américain ImmunityBio teste également son vaccin en Afrique du Sud, et discute d’un transfert de technologies avec l’institut public du pays, Biovac, tout en explorant les perspectives de production locale pour d’autres traitements.

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D’autres essaient encore de se positionner. En Tunisie, l’annonce du ministre de la Santé d’une entente préalable pour fabriquer le vaccin d’AstraZeneca est démentie par ledit laboratoire. « Nous avons autorisé les transferts de technologies dans quinze pays, mais cela n’inclut pas d’accords avec la Tunisie ou le Maroc », indique son service de presse. « Des discussions avec différents partenaires sont en cours », affirme toutefois Meriem Khrouf, la directrice pharmacie et médicament du ministère.

Au Maroc, Sothema espère un transfert de technologie du chinois Sinopharm, qui l’a impliqué dans ses études et se serait renseigné en retour sur ses possibilités industrielles. « Sothema a été l’unique laboratoire visité ayant démontré sa capacité à produire des vaccins pour l’Afrique à l’OMS à la suite de la pandémie du H1N1 », assure sa présidente directrice générale, Lamia Tazi, promouvant ses seringues stériles  préremplies. À l’Institut Pasteur de Dakar, seul producteur du continent pré-qualifié par l’OMS pour la fabrication d’un vaccin (contre la fièvre jaune), « les transferts de compétence sont en cours de discussion », affirme le directeur Amadou Sall.

Vers un vaccin africain ?

Et pourquoi ne pas produire un vaccin africain ? L’Égypte dit développer son Covi-Vax avec son Centre de recherche national. Le Centre d’excellence africain pour la génomique des maladies infectieuses au Nigeria peaufine le sien, qui se conserverait à température ambiante. « Des essais précliniques chez les animaux montrent une très belle protection contre les variants », affirme son directeur Christian Happi, qui attend de démarrer les tests cliniques. Mais il a besoin de 189 millions de dollars pour avancer. Là encore, des discussions seraient en cours.

Ailleurs, les autorités et les industriels locaux s’activent pour rattraper leur retard. Nombre de groupes pharmaceutiques africains n’ont pas dépassé le stade de l’emballage de médicaments achetés en vrac pour le marché local. La présidence du Ghana s’est dotée d’un comité dévolu à la production. Le Kenya, qui produit des vaccins pour le bétail, cherche à augmenter ses capacités de séquençage de génome, mais manque d’expérience en remplissage aseptique.

Entre 150 et 250 millions de dollars sont nécessaires pour une unité de production à grande échelle en Afrique

Lamia Tazi, sous sa casquette de secrétaire générale de la Fédération marocaine de l’industrie pharmaceutique (Fmip) appelle à investir dans l’extension des unités de fill and finish existantes. Elle précise qu’un laboratoire « ne peut pas seul envisager ces investissements s’il n’a pas de précommandes ». « Entre 150 et 250 millions de dollars sont nécessaires pour une unité de fabrication à grande échelle en Afrique, estime Patrick Tippoo, directeur de l’Initiative africaine pour la production de vaccins. Les parties prenantes devront aussi créer un marché en sécurisant la demande. » Bartholomew Dicky Akanmori envisage qu’à long terme « les pays pourraient se tourner vers d’autres productions pharmaceutiques plus lucratives – vaccinales ou non – à partir de ces plateformes ». Car tous les vaccins ne garantissent pas le retour sur investissement, la dose d’un BCG par exemple ne se vend que 0,1 dollar.

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Autre ombre au tableau : la double dépendance aux licences pharmaceutiques et à la fourniture de composants importés. Le continent devrait davantage explorer le potentiel de ses propres matières premières pharmaceutiques, dont une grande partie reste à évaluer scientifiquement, pointe un rapport du Policy Center for the New South, basé à Rabat.

 La Zlecaf pourrait créer un environnement favorable et des perspectives d’économies d’échelle

Harmoniser les réglementations

Autre frein à la production locale, l’omniprésence des fournisseurs de vaccins gratuits comme l’alliance Gavi qui achète souvent auprès des ultra-compétitifs indiens et chinois.  « Quarante pays africains sur 54 dépendent de la Gavi pour leurs vaccins, regrette Patrick Tippoo, ce qui rend les investissements difficiles à envisager dans les dix prochaines années. »

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Des voix appellent à harmoniser les régulations du continent. L’Agence africaine du médicament, qui doit être le fer de lance sur ce sujet, peine à voir le jour.  En Afrique australe, où un effort d’unification des réglementations pharmaceutiques a été fait, l’Afrique du Sud approvisionne déjà ses voisins. La zone de libre-échange continentale (Zlecaf), pourrait créer un environnement favorable et des perspectives d’économies d’échelle. Les laboratoires et les entreprises de différents États pourraient se répartir la recherche, le développement et la production via des coentreprises. « Actuellement, il revient moins cher d’importer en dehors du continent que chez ses voisins », déplore Bartholomew Dicky Akanmori.

Les variants pourraient aussi rebattre les cartes. Alors qu’AstraZeneca semble ne pas donner de protection suffisante contre la souche sud-africaine, ImmunityBio explore déjà le potentiel des lymphocytes T pour faire face à ces mutations. Et si le retard devenait un atout ? Des perspectives s’ouvrent avec les nouvelles générations de vaccins. Les laboratoires africains fabriqueront plus tardivement qu’ailleurs, mais peuvent espérer des produits plus adaptés à leur environnement sanitaire.


Une injection à quel prix ?

Le vaccin Johnson & Johnson, produit en Afrique du Sud avec le soutien de l’Union africaine, sera vendu 10 dollars aux pays africains. Celui de Pfizer-BioNTech (non fabriqué sur le continent) doit être vendu à prix coûtant (moins de 10 dollars) dans les pays à faible revenu, autour de 10 dollars dans les États à revenu intermédiaire, et de 18 dollars à 23 dollars en Europe, aux États-Unis et au Japon.