« Pourquoi tant de musiciens de jazz meurent prématurément ? » demande un jour un critique musical à Billie Holiday. Après un petit temps de réflexion, la chanteuse confie : « Je ne sais pas quoi vous répondre, on essaie de vivre 100 jours en un seul. » La star incandescente se consume elle-même prématurément, et meurt sur un lit d’hôpital new-yorkais à seulement 44 ans, le 17 juillet 1959.
Elle laisse derrière elle une histoire sulfureuse et des chansons mythiques, dont Strange Fruit, dénonçant l’oppression des Noirs dans une Amérique encore scindée par le racisme ; le « fruit étrange » n’étant autre que le corps d’un homme noir lynché, pendu à un arbre… En 1939, Time Magazine estime que ce titre n’était qu’un morceau de propagande. Tandis qu’en 1999, le même hebdomadaire le qualifiait de « meilleur morceau du siècle ». Preuve que le regard porté sur la chanteuse et son répertoire s’est considérablement modifié. Dans son ouvrage Blues Legacies and Black Feminism (paru également en 1999), Angela Davis amorçait également ce changement de perception : la « simple chanteuse de variété », la junkie nymphomane un peu fêlée, ressuscitait en militante, porteuse de textes revendicatifs marquant l’histoire de la lutte pour les droits civiques.
Un film et un documentaire
Deux films, qui sortent opportunément en ce début d’année 2021, tentent également de brosser le portrait de cette artiste hors norme. Le biopic Billie Holiday, une affaire d’État (dont la sortie est programmée le 2 juin prochain), la présente en icône menant un combat acharné pour la justice, persécutée par le Bureau fédéral des narcotiques. Quant au documentaire Billie (commercialisé en DVD le 4 mai chez L’atelier d’images), il s’appuie sur le travail de la journaliste américaine Linda Lipnack Kuehl qui entreprit entre 1971 et 1978 d’écrire une biographie de la chanteuse.
Si l’on veut tenter d’approcher la « vraie » Billie Holiday, il vaut mieux regarder le documentaire
Autant le dire tout net, si l’on veut tenter d’approcher la « vraie » Billie Holiday, il vaut mieux regarder le documentaire. Le réalisateur britannique James Erskine reprend une partie des témoignages recueillis par Linda Lipnack. Une mine : plus de deux cents heures d’entretiens avec Charles Mingus, Count Basie, Sarah Vaughan… mais aussi des proxénètes ou des compagnons de cellule qui furent un temps proches d’elle. Un petit film tourné en Super 8 mm et des images soigneusement colorisées permettent de faire revivre l’atmosphère de l’époque. Mais ce sont surtout les voix des personnes interviewées, enregistrées sur magnétophone, qui redonnent vie au monde de Billie.
En comparaison, Billie Holiday, une affaire d’État peine à convaincre malgré le luxe des moyens déployés par le réalisateur africain américain Lee Daniels. Alors que la vie extraordinaire de la chanteuse pouvait se passer d’éléments de fiction, il se centre sur une romance supposée avec un agent du FBI, Jimmy Fletcher (Trevante Rhodes). Certains personnages, comme celui de la journaliste radio Reginal Lord Devine, fil rouge ténu de la narration, aux propos racistes, n’ont pas existé. John Levy, manager et amant de Billie Holiday, est ici incarné par un acteur noir, Tone Bell, alors que le vrai John Levy était blanc, ce qui a son importance si l’on veut dénoncer les rapports entre Noirs et Blancs dans l’Amérique de l’époque… Le biopic, très décousu, vaut néanmoins pour la remarquable prestation de l’actrice et chanteuse Andra Day (qui a remporté un Golden Globe et raté de peu l’Oscar) incarnant une Billie Holiday troublante de vérité.
Malgré leurs divergences, ces deux films ont néanmoins un point commun, celui de montrer à quel point la chanteuse a dû se battre dans un monde dominé par des hommes, et marqué par le racisme. Dès 13 ans, alors qu’elle rejoint sa mère aide-ménagère à New York, Billie va, comme elle, se prostituer. Dans le documentaire, la musicienne Memry Midgett, confidente de l’artiste sur la fin de sa vie, raconte : « Billie tapinait à 13 ans et à cet âge, elle avait elle-même mis des filles sur le trottoir… Elle se demandait si Dieu pourrait jamais lui pardonner. » Des faits difficiles à comprendre sans se replonger dans le Harlem de la fin des années 1920, très violent, dans lequel l’adolescente évolue. Lorsque Linda Lipnack interroge Skinny Davenport, l’un des proxénètes qui exploitait Billie Holiday à l’époque, le mac reconnaît : « Je cognais mes filles, je leur bottais le cul. (…) Elles adoraient. Elles étaient fières d’avoir un œil poché. »
Prostitution et violence
Plus tard, Billie Holiday continuera à fréquenter le monde de la prostitution. « Elle sortait souvent avec des filles, raconte John Simmons, qui fut son contrebassiste et son amant. Elle pouvait aller voir une prostituée dans la foulée, c’était une bête de sexe. » Et, comme le démontre le documentaire, ses relations aux hommes seront toujours marquées par la brutalité. John Levy, notamment, la frappait à coups de poing dans le visage, dans le ventre… et celle-ci pouvait répliquer en l’assommant avec une bouteille de Coca-Cola. Un autre de ses nombreux protecteurs, Louis McKay, la rouait de coups jusque dans la rue, la séquestrait, régentait sa vie, l’empêchait de manger à sa faim pour la faire maigrir. Ce qui ne l’a pas empêchée de se marier avec lui. « Elle avait toujours une bonne raison de choisir les hommes avec lesquels elle couchait, estime John Hammond, qui fut son directeur artistique. Ils jouaient de la musique pour elle, ils la protégeaient et dans le monde masculin des boîtes de nuit, ils lui laissaient faire la seule chose qui comptait, chanter. »
Billie Holiday était accro… à la musique, aux hommes, aux femmes, à la drogue
Billie Holiday était accro… à la musique, aux hommes, aux femmes, à la drogue. Ses musiciens racontent à quel point l’artiste aimait « se défoncer ». Les portiers de la 52e rue, à New York, la ravitaillaient en marijuana, avant qu’elle ne se mette à consommer à haute dose du whisky, de l’héroïne, de la cocaïne… parfois tout en même temps. Bientôt ciblée par le Bureau fédéral des narcotiques, elle inventa une combine, et se fit rapporter de la drogue dans le collier de son chien qu’un ami promenait régulièrement pour elle.
Était-elle une obsession pour le gouvernement fédéral, comme le laisse entendre le biopic, et serait-ce cette persécution qui précipita sa chute? Cela reste difficile à savoir. Le documentaire propose des pistes intéressantes pour comprendre l’acharnement des fédéraux en narcotique. S’attaquer aux addictions de Billie Holiday (comme à celles d’autres stars du jazz) permettait de s’offrir une bonne publicité à peu de frais. La liberté de ton et de mœurs de la chanteuse était sans doute difficilement admissible dans une Amérique puritaine, gangrenée par le racisme. Son amie Mae Weiss raconte que, lors des tournées de la chanteuse dans les années 1930, des serveuses refusaient parfois de la servir au restaurant. « À la fin de ses repas, elle demandait toujours un hamburger en plus, et le mettait dans son sac à main, car elle ne savait pas si on accepterait de lui donner à manger plus tard, ailleurs. » Au début de ses tournées, on lui demandait de se noircir le visage pour ne pas détonner au milieu de ses musiciens.
Après le visionnage de ces deux films, on se demande ce qui est le plus incroyable : la vie hors norme de Billie Holiday ou le contexte suffocant de l’époque ? Et si les addictions de la star n’étaient pas finalement une réponse logique au contexte écrasant qu’elle dut supporter.
Cabale d’État ?
La star fut-elle victime d’une campagne de persécution orchestrée par l’État américain ? Le biopic l’affirme sans nuance. Le gouvernement fédéral, indigné par la popularité de Strange Fruit, voulait faire taire l’artiste. Harry J. Anslinger, très puissant directeur du Bureau fédéral des narcotiques, se serait appuyé abusivement sur les problèmes de drogue et d’alcool de la star pour la poursuivre. Le documentaire est plus mesuré. Le véritable Jimmy Fletcher y explique que ce serait l’un des agents de Billie Holiday, Joe Glaser, qui aurait aidé à l’arrestation de l’icône, pour la forcer à se désintoxiquer en prison et la « sauver ».