Au siège de Canal+, en banlieue parisienne, les équipes de la division Afrique auraient sûrement aimé que l’événement soit plus festif. La faute au Covid et à la guerre du Tigré. Le lancement de la plateforme éthiopienne du groupe de télévision français se fait sur la pointe des pieds. Il s’agit pourtant du plus important projet mené ces dernières années sur le continent par la filiale de Vivendi. Environ 100 millions de dollars sont investis sur cinq ans.
Coup d’accélérateur
Convaincu du potentiel de ce pays de 110 millions d’habitants, David Mignot, directeur général Afrique, ambitionne d’y conquérir un million d’abonnés. L’Éthiopie deviendrait le premier marché de Canal+ au sud du Sahara.
« La guerre, c’est évidemment négatif, mais pas de nature à nous décourager. Nous avons l’habitude des environnements complexes et nous nous projetons sur le long terme », indique le dirigeant.
Victime de piratages massifs, Canal+ a renoncé au Maghreb en 2011 et a mis dans la foulée un sérieux coup d’accélérateur dans les pays subsahariens, revoyant le prix de ses offres à la baisse, améliorant sa distribution, pour enfin cesser de ne s’adresser qu’aux expatriés et aux classes aisées. Entre 2012 et 2020, l’entreprise contrôlée par Vincent Bolloré a quasiment multiplié ses abonnés africains par dix. Elle en comptait 6 millions en fin d’année dernière, dont un million de nouveaux clients enregistrés sur les douze derniers mois.
Classe moyenne
En 2019, alors que sa direction dressait la liste des marchés les plus prometteurs, l’Éthiopie s’est imposée comme une évidence. « C’est un grand pays, avec une langue commune, qui n’est ni l’anglais, ni l’espagnol, ni le français et où la télévision payante n’en est qu’à ses débuts. Canal+ qui avait déjà créé des plateformes en partant de zéro au Vietnam et en Pologne, avait toutes les compétences pour mener ce projet », résume David Mignot.
C’est un grand pays, avec une langue commune, qui n’est ni l’anglais, ni l’espagnol, ni le français et où la télévision payante n’en est qu’à ses débuts
Depuis l’arrivée au pouvoir du premier ministre Abiy Ahmed, le pays s’ouvre progressivement à l’économie de marché et de plus en plus de secteurs deviennent attractifs pour les investisseurs étrangers.
« Avant le Covid et la guerre du Tigré, l’Éthiopie affichait un taux de croissance de près de 10 % par an. La classe moyenne, celle qui peut aller au restaurant, au cinéma, représente plus d’un million de personnes, dont 70 % dans la capitale », rappelle Olivier Poujade, cofondateur à Addis-Abeba de la société de conseil East Africa Gate, qui a aidé Canal+ à mieux appréhender les aspects réglementaires et l’écosystème du marché éthiopien.
Moyen-Orient
« Moi, je vois bien au-delà de cette classe moyenne aisée. L’expérience montre que si un foyer a accès à l’électricité, il possède la plupart du temps aussi la télévision et il y a un espace pour développer une offre payante. À Haïti, en dépit des difficultés du pays, Canal+ a 100 000 abonnés. La télévision, c’est un accès aux loisirs et à l’éducation sans équivalent », juge David Mignot.
Avec un prix de départ fixé à cinq euros (250 birrs), le groupe français espère toucher une audience d’autant plus large qu’il fait la part belle à l’amharique, avec pour commencer une trentaine de chaînes et une quinzaine de radios en langue locale, en plus de chaînes internationales comme la Raï.
« À une heure de la capitale, on ne parle plus l’anglais, même dans le monde des affaires », constate David Mignot. Actuellement, c’est vers les plateformes gratuites Nilesat et Ethiosat, que les Éthiopiens se tournent pour regarder la télévision. Beaucoup regardent encore des programmes édités pour le Moyen-Orient.
20 millions de dollars
« Si des chaînes privées comme EBS (basée aux États-Unis) ou Kana TV, ont vu le jour en Éthiopie depuis une dizaine d’années, leur développement reste limité par la taille du marché publicitaire, qui au maximum atteint 20 millions de dollars par an », admet Elias Schulze, cofondateur de Kana TV, rachetée fin 2020 par Canal+.
C’est une de nos découvertes, le cinéma éthiopien est très dynamique
Pour le groupe français, c’est l’opportunité de mettre à profit son savoir-faire en éditant lui-même neuf chaînes en amharique, dont une consacrée au sport (NBA, Bundesliga, Ligue 1) et deux au cinéma.
Grâce à un accord avec les producteurs locaux, il a acheté un catalogue de 500 longs métrages et pourra diffuser, après leur sortie en salle, une centaine de nouveaux films par an. « C’est une de nos découvertes, le cinéma éthiopien est très dynamique », relève David Mignot. Les doublages de tous les programmes seront réalisés sur place par la société Be Media, partenaire historique de Kana TV.
Des discussions inabouties
À Randburg, commune rattachée à Johannesburg et fief de Multichoice, le projet de Canal+ (qui détient 12 % du groupe sud-africain) a eu l’effet d’un électrochoc. Si les équipes éthiopiennes plaidaient depuis plusieurs années pour des investissements, leur direction était jusque-là restée sourde à leurs projets.
« Les discussions que nous avions entamées pour inclure Kana TV dans leur offre ou les aider à éditer des chaînes locales n’ont pas abouti », se souvient Elias Schulze. En ne proposant que des programmes en anglais, le leader continental de la télévision payante (plus de 20 millions d’abonnés) touchait essentiellement les expatriés et les « repats ».

Boutique Canal à Addis-Abeba © Canal+
Présent depuis 1992 dans le pays, son portefeuille de clients ne dépassait pas quelques dizaines de milliers de foyers. Informé en amont des intentions de Canal+, son pdg, Calvo Mawela, n’a pas tardé à réagir. Mi-2020, il actait l’ajout de chaînes locales à son bouquet et l’arrivée de la chaîne indienne Zee, doublée en amharique.
« Nous continuerons à démontrer notre engagement en Éthiopie par le développement des compétences et des industries locales, et par des projets (…) de contenus qui parlent aux Éthiopiens dans leur propre langue », avait-il alors déclaré. Des évolutions qui touchent aussi le sport avec le développement, comme chez Canal+, de commentaires en amharique et l’annonce en septembre 2020 de l’achat des droits du championnat éthiopien de football.
Soft power
Acteur majeur du soft power chinois en Afrique avec ses 13 millions d’abonnés, Startimes, présent depuis 2018 dans le pays, réfléchit à adopter une stratégie similaire. « C’est un marché doté d’un potentiel énorme mais avec de fortes spécificités, à commencer par la langue. De manière générale, en Afrique, nous avons toujours privilégié les chaînes locales ou en langue locale », indique à JA Andy Wang, directeur Afrique de l’Est de Startimes.
À Pékin, le groupe dispose d’un centre de traduction qui lui permet de doubler 10 000 heures de programmes par an. Startimes n’exclut pas la création de chaînes en amharique comme il l’a fait avec le yoruba et le haoussa en Afrique de l’Ouest.
A Pékin, Startimes dispose d’un centre de traduction qui lui permet de doubler 10.000 heures de programmes par an
Tout juste rentré d’Addis-Abeba, David Mignot ne s’inquiète pas vraiment du réveil de ses principaux concurrents. Le marché est suffisamment large et inexploité pour que tous y fassent de bonnes affaires pendant quelques années. Il sait aussi que c’est l’accessibilité du bouquet qui fera la différence. Le satellite Eutelsat de sa plateforme, centré sur le pays, lui assure déjà un excellent signal au sol.
Pas besoin d’une parabole géante pour le capter. Et sur le terrain, grâce à son distributeur, Teodros Abraham, qui est aussi le partenaire local de Bolloré, il dispose déjà d’environ 300 points de vente et d’une présence dans les grandes régions du pays. D’ici la fin de l’année prochaine, il en espère entre mille et deux mille pour, peut-être alors, pouvoir célébrer haut et fort la réussite du projet éthiopien de Canal+.