Médias coupés au Sénégal : le CNRA est-il réellement tout puissant ?

Les antennes de plusieurs télévisions sénégalaises ont été suspendues en raison de la diffusion d’images des manifestations qui ont secoué le pays en mars. Le CNRA, organe de régulation de l’audiovisuel considéré par ses détracteurs comme proche du pouvoir, voit son autorité remise en question par un nombre grandissant de syndicats et professionnels des médias.

Le CNRA a ordonné aux chaînes privées Walf TV et Sen TV de couper leurs signaux pendant 72 heures (ici à Dakar). © Sylvain Cherkaoui pour JA

Le CNRA a ordonné aux chaînes privées Walf TV et Sen TV de couper leurs signaux pendant 72 heures (ici à Dakar). © Sylvain Cherkaoui pour JA

Publié le 16 avril 2021 Lecture : 3 minutes.

Alors que des émeutes d’une violence inédite secouaient le pays, entraînant la mort de douze victimes, la télévision publique diffusait… Des chansons et des pièces de théâtre. Quant aux chaînes privées se faisant l’écho des manifestations, elles voyaient leur signal coupé. Cette situation ne s’est pas produite il y a quarante ans dans une république soviétique, mais il y a un mois, au Sénégal, pays d’ordinaire considéré comme un îlot de démocratie dans un Sahel troublé.

L’ordre de couper pendant 72 heures les signaux des chaînes privées Walf TV et Sen TV provient du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA). Composé de neuf membres nommés par le président de la République, cet organisme a souvent fait l’objet d’accusations de censure – et ce, bien avant les événements de mars.

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« Pornographie verbale »

L’organe de régulation s’était illustré en 2019 en s’érigeant contre Maîtresse d’un homme marié, qualifiant de « pornographie verbale » cette série mettant à nu les tabous de la société sénégalaise. Plus récemment, et sous la pression d’associations religieuses telles que l’ONG islamique Jamra, le CNRA interdisait à une chaîne de télévision privée de diffuser Infidèles, dont les personnages évoquent leurs amours et leur sexualité.

La proximité entre le CNRA, organe de régulation d’un État laïc, et l’ONG islamique interroge. Mame Mactar Gueye, vice-président de cette organisation, ne cache pas ses accointances avec le gendarme de l’audiovisuel. « La proximité est inévitable parce que nous sommes les seuls à nous plaindre auprès d’eux. Mais ce n’est pas une situation choisie, c’est un simple état de fait », se défend-il auprès de Jeune Afrique.

Et les accusations de censure ? Pour Mame Mactar Gueye, le CNRA n’a fait que son « devoir de protection de la morale de [la] société ». « Les deux chaînes temporairement suspendues ont fait l’apologie de la violence publique. Ces télévisions tendaient leur micro à des délinquants qui glorifiaient leurs actes », assure-t-il.

Cet organe de régulation est devenu un outil de censure parfaitement arbitraire

« L’emprise d’un organisme islamique sur un organisme de l’État pose question », s’inquiète un directeur de médias. « Cet organe de régulation est devenu un outil de censure parfaitement arbitraire. » Des propos qui font écho aux craintes du secrétaire général du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Synpics) : « Le CNRA est devenu un problème. Il n’est plus en mesure d’assurer la régulation des médias », soutient Bamba Kassé.

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Obsolescence…

Le secrétaire général déplore la décision du CNRA de couper le signal de deux chaînes de télévision publiques lors des émeutes ayant secoué le Sénégal en mars. « Nous pensons que c’est une décision inéquitable, qui pose la question de la légitimité du CNRA. Nous estimons que le CNRA est devenu obsolète. Nous réclamons un organe de régulation transparent, doté de moyens et faisant son travail sans parti pris », développe-t-il.

Pour le Synpics, la régulation de l’audiovisuel dépasse le clivage entre pouvoir et opposition. « Aujourd’hui, aucune chaîne de télévision n’applique la signalétique déconseillant certains programmes aux mineurs, poursuit Bamba Kassé. Cette mission serait pourtant du ressort du CNRA. »

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… Et illégalité

Au-delà des accusations sur sa proximité avec le pouvoir, les détracteurs du CNRA pointent également… Son illégalité. En effet, le code de la presse, voté en juin 2017, prévoit d’encadrer l’ensemble des médias, qu’il s’agisse de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, par le prisme d’un nouvel organe : la Haute autorité de régulation de la communication audiovisuelle (Harca). Celle-ci disposerait « de compétences élargies, serait plus indépendante des autorités publiques, du gouvernement comme de l’exécutif », précise Mamoudou Ibra Kane, directeur du groupe EMedia.

Toute attribution de fréquence, depuis 2017, est illégale

« Le CNRA est un organe domestiqué par l’État, et la nouvelle loi le rend obsolète, s’emporte le journaliste. Aujourd’hui, la régulation de l’audiovisuel au Sénégal pose problème. Dans un État de droit, il est important que l’organe de régulation soit à équidistance des médias et de l’État. »

Selon Mamoudou Ibra Kane, le CNRA brille par son manque d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. « Pour l’attribution des fréquences, en radio comme en télé, il serait important que la décision ne revienne pas qu’à l’État. La loi de 2017 prévoit que ces attributions soient du ressort de la Harca… Qui n’existe pas encore, peste-t-il. Toute attribution de fréquence, depuis 2017, est donc illégale. »

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