«Où étiez-vous durant toutes ces années ? » Lorsque, en février 2020, il débarque à Addis-Abeba pour prendre part au 33e sommet de l’Union africaine (UA), Abdelmadjid Tebboune est ainsi apostrophé par certains de ses homologues, qui visiblement se languissaient de l’absence d’un président algérien à cette assemblée annuelle des chefs d’État et de gouvernement africains. Porté au pouvoir en décembre 2019 à la faveur d’une révolution de rue qui a chassé son prédécesseur, Tebboune découvre à l’occasion de ce rendez-vous à quel point la voix de l’Algérie a manqué, aussi bien sur le continent africain que dans le reste du monde.
C’est que ce 33e sommet est le premier auquel prend part un président algérien depuis janvier 2010. Presque une éternité pour l’Algérie, qui s’enorgueillit d’avoir lancé le processus de décolonisation en Afrique, incarné, dans un passé pas si lointain, « La Mecque des révolutionnaires » et contribué activement, à travers ses missions de bons offices, au règlement de crises politiques, tant en Afrique qu’au Moyen-Orient.
Gravement handicapé par un AVC qui l’a cloué dans un fauteuil roulant, l’ancien chef de l’État se faisait représenter par ses Premiers ministres aux sommets de l’UA. La maladie de Bouteflika, qui considérait la diplomatie comme sa chasse gardée, ses absences et son effacement total de la scène internationale ont eu un lourd impact sur le rayonnement de son pays, réduisant considérablement une influence qu’il avait patiemment acquise au cours des décennies précédentes.
Forcing sur la Libye
Cette éclipse et ses conséquences sur l’appareil diplomatique algérien se mesurent aussi à l’aune des visites d’État ou officielles effectuées par l’ancien locataire d’El-Mouradia sur le continent africain. En vingt ans de règne, ces déplacements se comptent sur les doigts d’une main. Au cours de la même période, le roi du Maroc, Mohammed VI, a effectué plus d’une cinquantaine de visites en Afrique, dont certaines étaient de véritables périples.
Redonner de la voix à l’Algérie, redynamiser et redéployer un appareil diplomatique frappé d’inertie, retisser les liens distendus, défendre ses intérêts, jouer les premiers rôles au Maghreb et au Sahel sont autant de missions, de dossiers et de chantiers à mener à bien après tant d’années d’absence et de rendez-vous manqués.
Ce come-back sur la scène internationale, l’Algérie l’a concrétisé en s’impliquant directement dans le règlement de la crise en Libye, avec laquelle elle partage plus de 1 000 kilomètres de frontières, lesquelles sont encore aujourd’hui placées sous haute surveillance depuis la chute du régime de Kadhafi, en octobre 2011. Ballets diplomatiques à Alger, déplacements du ministre des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, à Tripoli pour négocier avec les différents protagonistes, participation au sommet de Berlin sur la Libye en janvier 2020… Les Algériens ont fait le forcing pour contribuer à trouver une solution au conflit libyen, qui menace directement la sécurité de leur territoire.
Nos frontières sont devenues le théâtre de conflits internationaux qui nous concernent directement, qu’on le veuille ou non
C’est que, du point de vue algérien, le pays semble aujourd’hui assailli de crises et de menaces sécuritaires. La déclaration, en février 2020, du président Tebboune devant les responsables de l’armée ne souffre à cet égard d’aucune ambiguïté : « Nos frontières sont devenues le théâtre de conflits internationaux qui nous concernent directement, qu’on le veuille ou non. » Onze ans après la fin du régime du fantasque colonel, la Libye est aujourd’hui sur le chemin de la paix. Un gouvernement de transition a été investi le 10 mars par le Parlement, et des élections présidentielle et législatives sont prévues pour le 24 décembre prochain.
Offensive tous azimuts
L’activisme des Algériens sur ce dossier aurait pu être plus important si la candidature de leur compatriote, Ramtane Lamara, ancien ministre des Affaires étrangères, au poste d’envoyé spécial de l’ONU pour la Libye avait été retenue après la démission, en mars 2020, de Ghassan Salamé.
Mais, face à l’hostilité des Américains et le lobbying des Marocains, des Égyptiens et des Émiratis pour contrer cette option, le diplomate algérien avait fini par retirer sa candidature. La déclaration du président algérien devant les généraux était surtout une allusion au dossier régional qui empoisonne les relations avec le Maroc depuis 1975 : le conflit du Sahara occidental. En vingt ans de présidence de Bouteflika, les relations avec Rabat n’ont pas évolué d’un pouce, à l’image de ces frontières cadenassées depuis 1994. Si son prédécesseur s’est presque désintéressé de ce dossier au crépuscule de sa carrière, Tebboune, lui, a choisi l’offensive tous azimuts.
L’Afrique se doit aujourd’hui d’en finir avec le dernier foyer colonial sur notre continent
Malgré le ton mesuré avec lequel il évoque les relations de « bon voisinage », de « respect » et « d’amitié » avec le « peuple frère » marocain, le président algérien ne veut faire aucun cadeau à ses voisins de l’Ouest. Soutien indéfectible du Polisario, Alger est plus que jamais crispé sur cette question et se retranche derrière une position officielle immuable : le Sahara est un territoire colonisé pour lequel il faut organiser un référendum d’autodétermination sous l’égide de l’ONU.
Le 9 mars, Tebboune l’a encore répété lors de la réunion, en visioconférence, du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA aux chefs d’État et de gouvernement. « L’Afrique, qui a vaincu l’occupation européenne par la lutte politique, et armée parfois, et qui est venue à bout de l’apartheid, se doit aujourd’hui d’en finir avec le dernier foyer colonial sur notre continent », plaide-t-il, appelant Marocains et Sahraouis à ouvrir des pourparlers directs et sérieux pour mettre un terme au conflit.
La reconnaissance par l’administration Donald Trump de la marocanité du Sahara occidental en échange du rétablissement des relations entre le Maroc et Israël est venue compliquer encore un peu plus des relations déjà exécrables entre Rabat et Alger, le deuxième reprochant au premier, dixit le chef du gouvernement algérien, Abdelaziz Djerad, le 12 décembre dernier, d’avoir « ramené l’entité sioniste [aux] frontières [de l’Algérie] ». Faute d’une solution qui les arrange, les relations entre les deux voisins continueront vraisemblablement d’afficher un encéphalogramme plat.
Accusations
Mais il n’y a pas que sur le Sahara occidental que le pouvoir algérien a décidé de passer à l’offensive. Jusque-là, les récriminations, les reproches et les accusations adressés à un Maroc qui, à en croire l’Algérie, l’inonderait de drogue par milliers de tonnes étaient essentiellement relayés par la presse. Alger est passé à la vitesse supérieure.
Cette fois, c’est l’armée qui monte au créneau. « Le régime marocain use de tous les moyens pour faire écouler et vendre sa drogue en dehors de ses frontières, et ce en faisant fi de la sécurité et de la stabilité des pays voisins », accuse le ministère de la Défense, dans un communiqué de mars dernier.
À rebours des bisbilles avec Rabat, les relations avec la Tunisie sont excellentes
Selon les Algériens, plus de 1 500 tonnes de haschisch auraient été saisies entre 2017 et 2020. Évidemment, pour l’institution militaire, la drogue arrive directement de sa frontière ouest. À l’inverse de son prédécesseur, à qui l’on prêtait de l’indulgence, voire une certaine allégeance à l’égard des souverains marocains, Tebboune ne laisse rien passer. À la télévision algérienne, il va jusqu’à accuser à mots couverts le Maroc d’être derrière les rumeurs sur la dégradation de son état de santé durant son hospitalisation en Allemagne pour cause de Covid-19. Le successeur de Bouteflika affiche clairement sa volonté de croiser le fer avec son voisin.
L’ami tunisien
« Le président s’est montré plutôt préoccupé par le blocage institutionnel en Tunisie, ainsi que par les tensions sociales qui secouent le pays », confie l’un des membres de l’opposition reçus par Tebboune au lendemain de son retour d’Allemagne.
À rebours des bisbilles avec Rabat, les relations avec le voisin de l’Est sont excellentes, même si Alger surveille la situation comme le lait sur le feu en raison des risques sécuritaires que font planer les groupes terroristes présents à la frontière. Signe de cette relation au beau fixe, Alger a débloqué, en février 2020, une aide de 150 millions de dollars au profit de la Tunisie pour la soulager dans une conjoncture financière tendue.
La relation personnelle entre Tebboune et le président tunisien, Kaïs Saïed, est notoirement chaleureuse, les deux hommes prenant régulièrement des nouvelles l’un de l’autre, notamment lors de la convalescence de Tebboune ou quand ont circulé des rumeurs sur la tentative d’empoisonnement de Kaïs Saïed à la ricine. Sans oublier le discours panarabiste que tiennent les deux hommes.
Les Algériens n’ont pas intérêt à voir la Tunisie basculer dans l’instabilité tant il est vrai que les frontières qu’ils partagent avec leurs autres voisins du Maghreb et du Sahel ressemblent à des poudrières. Sur la frontière Sud, où la situation s’est singulièrement dégradée depuis 2013, les infiltrations incessantes de terroristes ont obligé Alger à sortir de sa torpeur.
Les deux voyages effectués par le ministre des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, à Bamako, dont l’un quelques jours seulement avant la venue de son homologue marocain, Nasser Bourita, participent de cette volonté de faire valoir son avis dans une région où la France s’est fortement impliquée.
Coup de sang
Comme le fait le Maroc avec les accords de Skhirat de 2015 sur la Libye, l’Algérie ne cesse d’invoquer les accords d’Alger de 2015, lesquels sont censés mettre fin à la crise politique et dont la feuille de route n’a pas été respectée, selon Alger, notamment à cause de l’influence française. C’est que des tensions existent depuis longtemps entre Alger et Bamako, qui s’accusent mutuellement de complaisance vis-à-vis des islamistes radicaux. La libération, en octobre 2020, d’une centaine de jihadistes maliens en échange de celle de Soumaïla Cissé et de trois autres otages, dont une Française, est assimilée, du côté d’Alger, à un financement direct du terrorisme.
La France pense qu’elle a une mission historique dans le Sahel, et elle défend ce rôle. Nous pensons différemment
Les Algériens ne décolèrent pas contre le versement de rançons, dont une partie se retrouve aux mains de terroristes sévissant sur leur territoire. Au cours de deux opérations anti-terroriste, l’armée algérienne avait saisi 100 000 euros provenant de la rançon qui avait été payé en échange de la libération de ces otages. Signe que Paris ne peut complètement se passer de la bénédiction d’Alger sur ce dossier, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, s’était rendu à Alger quelques jours après la libération des otages, le 15 octobre 2020. L’accueil glacial des officiels algériens, qui tenaient à marquer le coup, a conduit le ministre français à écourter sa visite.
Au cours d’une récente intervention devant des journalistes algériens, Tebboune a réaffirmé la doctrine de son pays concernant le continent africain, particulièrement le Sahel : l’armée algérienne est puissante, tout comme est grande l’influence de l’Algérie en Afrique, mais il est hors de question d’envoyer un seul Algérien sacrifier sa vie au Mali ou ailleurs. Sur ce plan, Alger ne fait pas mystère de ses désaccords avec Paris… mais se flatte de voir son rôle régional reconnu par l’ancienne puissance coloniale.
« La France pense qu’elle a une mission historique dans le Sahel, et elle défend ce rôle. Nous pensons différemment, a ainsi admis Tebboune lors d’une interview à la télévision algérienne en mars. Nous étions les premiers à envoyer une mise en garde à la rue [l’opposition], à Niamey, qui refuse l’élection de Bazoum. Nous sommes contre la violence. Notre présence en Afrique est naturelle, nous sommes une force régionale qu’ils [les Français] reconnaissent. Nous œuvrons pour une solution pacifique en Libye, au Mali et au Niger. »