Maurice Freund, transporteur militant

Fondateur de Point-Afrique, compagnie low-cost dédiée au continent, il est resté fidèle aux grands idéaux solidaires des années 1970.

Publié le 14 février 2007 Lecture : 5 minutes.

L’homme trimbale le faux flegme des ours. Celui qui consiste à faire mine de somnoler, le corps immobile, l’il pétillant mais la mine renfrognée, alors que chacun sait que l’animal est aux aguets. Maurice Freund est un ours alsacien émigré en Ardèche, à Bidon plus précisément, un village improbable de cent dix âmes flanqué sur les Gorges. Là, il y rachète en 2002 un vieux musée en voie de liquidation pour y installer sa compagnie aérienne. Récupère au passage la conservatrice des lieux, Virginie Albouy, que le maire du village lui avait demandé de « reprendre » pour ne pas avoir à la licencier, et qui deviendra rapidement l’une de ses proches collaboratrices. Depuis, le dernier survivant encore intact des grands idéaux solidaires des années 1970 fait son miel de l’activité coopérative d’une soixantaine de personnes totalement dévouée au transport aérien africain à prix cassé. Quand les ministres des Transports burkinabè ou nigérien souhaitent rencontrer le boss, c’est à Bidon qu’ils viennent négocier, pas à Paris. « De cette manière, ils constatent la réalité de notre entreprise, lâche l’Idéaliste solidaire. Elle est conviviale, ouverte à la nature, transparente, parfaitement en phase avec l’esprit qui nous anime : faire commerce de tourisme équitable dans un environnement serein propice au travail. » Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Pour en arriver là, ce docteur en physique (viré très jeune du petit séminaire parce que trop « décalé ») a ferrailler dur auprès des monopoles. Et au passage laisser quelques plumes dans les réacteurs. Si l’aventure de Point-Mulhouse et de Point-Air dura tout de même près de vingt-cinq ans (1964-1988), Maurice Freund (qui à l’époque se tirait la bourre avec l’autre pionnier, Jacques Maillot, l’inventeur de Nouvelles Frontières) a dû en rabattre. Et ce malgré l’attachement quasi sentimental de ses 480 000 fidèles qui utilisèrent ses avions pour en faire la première compagnie charter long-courrier made in France. Les lobbies ont eu raison de sa compagnie. « On commençait sérieusement à gêner, Air France en particulier. La Direction générale de l’aviation civile nous a fait comprendre que c’en était trop. Résultat : faute d’autorisations de faire voler les appareils, on a dû mettre la clé sous la porte avec des fonds propres qui à l’époque excédaient 150 millions de francs ! »
Pas très loquace (sauf s’il s’agit de parler de tarmac, de DC-8 ou de Ouaga, sa première destination historique), Freund s’est pourtant rapidement attaché la sympathie des Africains. « Ils voient en lui une sorte de sage, d’ami incorruptible, et au fond, ça les rassure », dit de lui son ami Guy Delbrel, conseiller spécial du PDG d’Air France ! C’est probablement la principale raison qui a conduit le gouvernement malien à lui proposer en 1989 de prendre la direction de la compagnie aérienne nationale du pays. Mal lui en a pris. Voilà notre nouveau directeur en train d’imaginer de désenclaver le Nord (Mopti, Tombouctou, mais surtout Gao) en ouvrant des lignes capables de générer une économie touristique à échelle humaine. « Mon ambition restait toujours la même : permettre aux populations locales d’être directement impliquées dans les retombées économiques tout en offrant aux voyageurs des prestations culturelles de qualité à bas prix. C’est cette notion-là qui nous a conduits à créer plus tard une coopérative. » Mais des rébellions touarègues éclatent au Mali. Pendant les cinq années de guérillas qui ont suivi, le projet est sans cesse repoussé jusqu’au jour où, devant l’exigence du ministre de tutelle de verser des pots-de-vin, il claque la porte et s’en retourne créer sa propre affaire.
Ce n’est que le 18 décembre 1995 que le premier vol Paris-Gao peut décoller avec à son bord les 130 passagers téméraires. « Il leur en fallait du cran ! J’en suis encore ému. » Point-Afrique venait de naître. Dix ans plus tard, plusieurs dizaines de milliers de voyageurs empruntent les lignes pour Agadez au Niger, Atar en Mauritanie, Tamanrasset en Algérie ou le désert libyen. Sans compter celles de Cotonou, Lomé ou Dakar. Mais les « paxs », comme il dit (et comme on les désigne dans le métier pour parler des passagers), savent-ils qu’ils financent localement la formation des guides, des cuisiniers, les outils de microcrédit installés dans les villages ? « Je ne veux pas en faire un objet de com, c’est contre-productif. Pour nous, c’est normal. Point barre. » Coopérative oblige, tous les bénéfices sont réinvestis dans le développement solidaire. Avec 44 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2006 et désormais une centaine de salariés dont la moitié sont africains, l’entreprise (dotée de cinq filiales spécialisées) est une injure à l’endroit de ceux qui considèrent le marché africain du service véreux. « On peut faire du business en Afrique sans se compromettre, mais il faut de la patience, beaucoup de patience et autant de détermination. »
Ainsi le timonier du charter africain, malgré les turbulences attachées au métier et les chausse-trappes que la concurrence lui tend (le prince Agha Khan, homme d’affaires en vue sur le continent, l’a dans le collimateur), voit son uvre prendre des allures de conte de fées. Sourd à toutes les sollicitations commerciales qui ne répondent pas à ses critères de tourisme équitable, « c’est-à-dire respectueux de l’environnement, des hommes et de leur culture », insiste-t-il, Maurice Freund creuse un sillon qui, à l’avenir, va faire école : permettre, sans assistance ni subventions publiques, à des milliers de personnes de vivre des retombées d’une activité économique à vocation culturelle. Le tout dans une indépendance et une philosophie de vie dont on pensait qu’elles avaient sombré corps et biens dans le libéralisme débridé des années 1980. Plutôt deux tiers-mondistes qu’un tiers mondain, Freund reste un timide, sans cesse à l’affût des quelques rares idéalistes qui traversent son champ de vision. Il tisse sa toile par petites touches, à l’ombre des palmiers et des garrigues plutôt que des palais, tout en étant assez malin pour ne pas négliger les vertus du troc de haute volée. Lorsque, en 1979, l’un des secrétaires nationaux du PS, un certain Lionel Jospin, cherche d’urgence un avion pour ramener des boat-people vietnamiens, c’est Freund qui le lui propose gracieusement. Renvoi d’ascenseur : en 1981, c’est Jaques Attali, à l’Élysée, qui lui débloque une ligne charter sur Bangui, puis Ségolène Royal, simple chargée de mission à la présidence, celle de la Réunion qu’Air France ne voulait pas lui céder. D’ailleurs, pour prolonger son délire humaniste bon enfant, Freund vient de décider d’acheter 20 hectares de terrain sur le haut du village pour y faire, chaque année, au 14 juillet Afrikabidon, une sorte de Woodstock africain. « Je pars du principe que mes avions reviennent à vide quand mes passagers s’en vont séjourner l’été en Afrique. Alors je propose que des artistes africains, dûment sélectionnés, profitent de la gratuité du transport pour venir en Ardèche partager pendant trois jours leur talent avec d’autres touristes qui descendent sur la Côte d’Azur. J’ai envie de faire la fête et de montrer le meilleur de l’Afrique. D’ailleurs, ça tombe bien, j’aurai exactement 64 ans. »
S’il existait un Prix Nobel du tourisme, nul doute que la confrérie des voyagistes, toutes catégories confondues, le lui décernerait sans états d’âme.

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