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L’Afrique peut-elle encore sauver sa souveraineté numérique ?

En ouvrant la porte aux investisseurs privés dans les télécoms puis Internet, les États leur ont laissé la main sur le juteux marché des données. Repenser la fiscalité et la régulation est la seule voie pour reprendre le contrôle.

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Mis à jour le 16 avril 2021 à 16:11

 Seulement 55 % des pays africains disposent d’une loi sur la protection des données. © Isaac Kasamani / AFP)

« C’est mal parti ». Voilà seulement cinq minutes que nous nous entretenons par téléphone avec Amadou Diop au sujet de la souveraineté numérique, et le fondateur sénégalais du cabinet de conseil en stratégie digitale, MNS Consulting, qui travaille depuis plusieurs mois sur le sujet, dresse un premier tableau alarmant des lacunes de l’Afrique en la matière.

Câbles sous-marin, réseaux terrestres de fibre optique, datacenters, toutes les infrastructures essentielles à la bonne connectivité du continent et à l’essor d’une véritable économie numérique appartiennent pour tout ou partie au top cinq des opérateurs panafricains : MTN, Orange, Airtel, Vodacom et Etisalat. « Ces cinq acteurs couvrent 57 % des abonnées africains et, hormis MTN, aucun n’est purement africain… », regrette l’ingénieur télécoms formé à l’IMT Atlantique et titulaire d’un MBA de l’Essec.

Les Gafam ont une meilleure connaissance de l’identité numérique de leurs clients que les États de leurs citoyens

Et de poursuivre sur les projets futurs d’acteurs encore plus puissants comme la constellation satellitaire Starlink d’Elon Musk et les multiples initiatives de Facebook à travers le continent (dont le câble sous-marin 2Africa) : « On court le risque de voir émerger des acteurs transnationaux qui n’ont plus besoin de l’aval d’un régulateur national pour capter une clientèle là où ils le souhaitent », poursuit Amadou Diop.

De véritables registres civils nationaux

Pourtant, cet ancien d’Orange et d’Altran le martèle : « Ce n’est pas foutu ». Alors quelles sont les décisions prioritaires à prendre par les États pour endiguer la perte de souveraineté ? « Le sujet clé, ce sont les identités numériques et la constitution de véritables registres civils nationaux. Connaître ses citoyens est un élément essentiel en matière de souveraineté pour un État, estime Jean-Michel Huet, associé au cabinet Bearing Point. Or, actuellement, dans certains pays, les Gafam ont une meilleure connaissance de l’identité numérique de leurs clients que les États de leurs citoyens ».

Il suffit juste qu’émerge une volonté politique

Quand les États disposent de ces informations, encore faut-il que ces données relatives, par exemple, à la santé ou la religion soient hébergées sur le territoire national. « Bien souvent, ces données jugées sensibles ne se trouvent même pas en Afrique mais stockées dans des serveurs en Irlande », confirme sans détour Lacina Koné, président de l’initiative Smart Africa qui œuvre pour développer le numérique à l’échelle du continent.

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Entre Huawei, Dell, Rack Center ou encore Econet, il existe pourtant plusieurs prestataires pour le secteur public mais peu de pays disposent à l’heure actuelle d’un ou plusieurs datacenters nationaux. À l’échelle mondiale, l’Afrique accueille environ 1 % des datacenters, et les coûts d’hébergement restent encore bien souvent supérieurs à ceux des opérateurs européens ou américains.

Ordre dispersé

« Au niveau technique, nous pouvons construire selon les besoins des États, puis effectuer un transfert de connaissances afin que ces infrastructures soient gérées de manière indépendante. Tout est possible et modulable, il suffit juste qu’émerge une volonté politique. Mais, pour l’instant, nous travaillons davantage avec les opérateurs privés que les gouvernements », confirme Philippe Wang, vice-président exécutif de Huawei Afrique du Nord.

 Seulement 55 % des pays africains disposent d’une loi sur la protection des données

Depuis son adoption en 2014, la convention de l’Union Africaine sur la cybersécurité et la protection des données personnelles – dite Convention de Malabo – n’a été signée que par douze pays et ratifiée par seulement six d’entre eux (Namibie, Ghana, Guinée, Rwanda, Sénégal, Maurice).

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Les autres ont choisi d’avancer en ordre dispersé. On trouve sur ce thème un acte additionnel de la CEDEAO relatif à la protection des données à caractère personnel adopté en 2010, une loi type de la Communauté de développement d’Afrique australe pour l’harmonisation des politiques en matière de TIC instaurée en 2012 et une série d’initiatives nationales. D’après des chiffres fournis par Smart Africa, seulement 55 % des pays africains disposent de fait d’une loi sur la protection des données.

Un texte transféré à l’Union africaine

Définir un cadre harmonisé entre ces différents textes, en prenant aussi en compte les normes internationales et les standards industriels, apparaît comme la première urgence.

La souveraineté numérique doit être envisagée sous l’angle de la chaîne de valeur

C’est ce que Smart Africa, qui compte 35 États parmi ses membres, tente de faire : « Le texte sera prêt d’ici à décembre 2021 et sera transmis à l’Union africaine (UA) par la suite », affirme Lacina Koné qui pilote un groupe de travail auquel participent aussi des acteurs étrangers comme Intel, Facebook, Huawei et Microsoft ou encore le fonds Omidyar Network créé par le fondateur d’eBay, Pierre Omidyar. Pour la partie africaine, il a associé huit institutions de régulation, des représentants de la Commission de l’UA et le Réseau africain des autorités de protection des données personnelles (RAPDP).

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« La souveraineté numérique doit à mon sens être envisagée sous l’angle de la chaîne de valeur », rappelle le patron de MNS Consulting. Outre un « Digital Act » prévoyant l’hébergement des données sur continent qui forcerait les acteurs mondiaux à y investir, les États devraient, selon ce dernier, s’organiser afin de créer les conditions d’une participation des Africains au capital des entreprises qui développent des services numériques.

Fonds souverains et caisses des dépôts

« Des mécanismes existent. Les fonds souverains, régionaux, les caisses des dépôts, les banques et bourses régionales pourraient assurer le financement de certains écosystèmes de start-up », propose Amadou Diop.

Quant aux géants d’internet, c’est par la fiscalité que les États pourront mieux contrôler leur champ d’action. L’African Tax Administration Forum (ATAF), qui compte 38 pays membres, travaille justement à la définition d’un mécanisme de taxation des plateformes numériques avec l’OCDE.

Les Gafam ne souhaitent pas que l’Afrique prenne une position radicale

La solution proposée consiste à prélever un pourcentage du chiffre d’affaires ou du bénéfice de ces plateformes afin de le redistribuer ensuite aux pays membres. Sur ce point, « l’UA doit négocier la part de l’allocation revenant au continent », estime Amadou Diop.

Le Kenya et la Tanzanie n’ont pas eu la patience d’attendre. Entrée en vigueur au début de l’année, la taxe à l’acte sur les services numériques au Kenya prélève 1,5 % de la valeur brute des services numériques rendus par les entreprises étrangères. Elle pourrait rapporter 45 millions de dollars en six mois.

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Le voisin tanzanien réfléchit quant à lui à taxer les communications des services de messagerie comme WhatsApp, Signal ou Telegram. Ce mécanisme viendrait compenser la perte de recettes sur les communications issues des services voix des opérateurs.

Échec des fonds de services universels

« Les Gafam ne souhaitent pas que l’Afrique prenne une position radicale à l’image de celle de l’OCDE. Mais les pays membres de Smart Africa sont d’accord pour dire qu’il est temps pour ces plateformes de contribuer via une taxe sur les données. La question n’est pas de savoir si nous allons le faire, mais quand », conclut Lacina Koné.

L’enjeu, pour le continent est maintenant de faire en sorte que ces recettes futures soient intelligemment réinvesties afin d’éviter de reproduire l’échec des fonds de services universels. Financés depuis des années par les télécoms pour étendre les réseaux dans les zones rurales, ils restent sous-utilisés, faute de bonne gouvernance.