Politique

Libye : Haftar et les Frères musulmans, grands perdants du nouveau gouvernement ?

Le nouveau gouvernement d’intérim voté le 10 mars se joue des clivages régionaux, tandis que Khalifa Haftar et les Frères musulmans y sont peu représentés. Le Premier ministre Abdulhamid al-Dabaiba renforce ses positions.

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Mis à jour le 18 mars 2021 à 19:20

Le maréchal libyen Khalifa Haftar. © REUTERS/Costas Baltas

C’est un tournant dans le paysage politique libyen. Déchirée depuis 2015 entre le camp de l’ouest, dominé par les Frères musulmans, et celui de l’est, sous la coupe de Khalifa Haftar, la Libye retrouve un semblant d’unité dans la composition de son nouveau gouvernement.

Le 10 mars à Syrte, le Premier ministre misrati Abdulhamid al-Dabaiba a réussi à décrocher le vote de confiance de 132 élus de la Chambre des représentants. Une épreuve du feu passée avec succès, avant la date-butoir du 19 mars, alors que seulement deux députés ont voté contre, 36 étant absents. Obtenir l’accord des élus de l’est n’était pourtant pas gagné, mais la formule utilisée par le Premier ministre a fonctionné. « La composition du gouvernement repose sur une large coalition d’intérêts, explique Tim Eaton, chercheur pour le think-tank Chatham House. C’est une forme de fonctionnement par quotas, c’est-à-dire que les postes sont répartis entre les groupes d’intérêt et les localités. »

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Avec deux vices-Premiers ministres, 26 ministres et six ministres d’État, ce gouvernement offre une représentation équilibrée des trois régions libyennes, Tripolitaine à l’ouest, Cyrénaïque à l’est et Fezzan au sud. « C’est l’une des clé de la réussite d’Abdulhamid al-Dabaiba pour convaincre les députés de valider sa liste », soutient Mohamed Eljarh, spécialiste de la Libye, co-fondateur du Libya Outlook for Research and Consulting. « Mais il semble aussi évident qu’Abdulhamid al-Dabaiba est parvenu à rallier les acteurs clés, comme Aguila Saleh et Khalifa Haftar », assure-il.

Aguila Saleh dame le pion à Haftar

Si les députés pro-Haftar ont validé la liste gouvernementale, Khalifa Haftar n’en est pas moins sorti perdant. L’homme fort de l’est n’a pas réussi à placer ses hommes dans les ministères stratégiques. Il a pourtant ferraillé en coulisses pour obtenir le ministère de la Défense, mais ce portefeuille est finalement resté entre les mains d’Abdulhamid al-Dabaiba. Une décision qui permet au Premier ministre d’éviter de se mettre à dos l’un des camps libyens alors que ce ministère était aussi demandé par les différentes factions islamistes.

L’absence d’un ministre de la Défense va permettre à Haftar de conserver sa suprématie militaire à l’Est

Selon Jalel Harchaoui, Abdulhamid al-Dabaiba sera toutefois enclin à laisser le champ libre à Haftar : « L’absence d’un ministre de la Défense va permettre à Haftar de conserver sa suprématie militaire à l’Est, même si elle est de plus en plus remise en cause par des acteurs internes à la Cyrénaïque », note-t-il.

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Haftar a essuyé une autre déconvenue. Son candidat au poste de vice-Premier ministre, Saqr Bujwari, le maire de Benghazi, s’est vu coiffer au poteau à la dernière minute. D’abord inclus dans la liste gouvernementale élaborée par Abdulhamid al-Dabaiba, Saqr Bujwari s’est vu écarté au profit de Hussein Al Qatrani, proche d’Aguila Saleh. Dabaiba a concédé cette faveur au président de la Chambre des représentants afin de faciliter la validation de son gouvernement par le Parlement.

Les Frères Musulmans affaiblis

Piliers du gouvernement de l’ex-Premier ministre Fayez al-Sarraj, les Frères musulmans sont moins représentés au sein de la nouvelle formation. « De 2011 à 2016, Dabaiba était surtout associé aux révolutionnaires de Misrata et aux Frères musulmans, rappelle Jalel Harchaoui. Mais cette année, pour parvenir au pouvoir, il a ignoré ses amis habituels, en se focalisant au contraire sur le fait de séduire leurs ennemis : les factions de l’Est, les kadhafistes, les Zintanis, les Fezzazna du sud, etc. », explique-t-il. Pour le spécialiste, « Dabaiba a surtout fait des efforts pour rassurer, plaire et séduire le camp anti-Frères musulmans de l’Est libyen et aussi dans une partie de la Tripolitaine. »

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Les Frères musulmans sont aussi ressortis divisés de la dernière élection du Premier ministre : une grande partie d’entre eux avait soutenu la candidature du ministre de l’Intérieur Fathi Bachagha contre celle d’Abdulhamid al-Dabaiba. Mais ce dernier conserve le soutien du prédicateur islamiste Ali al-Sallabi, proche de la famille Dabaiba.

Le nouveau Premier ministre s’est constitué un gouvernement faible, sans personnalités trop imposantes

Le Premier ministre sort donc incontestablement renforcé de cette première épreuve. Perçu comme ingénieux et calculateur par les connaisseurs des arcanes politiques libyennes, Abdulhamid al-Dabaiba s’est constitué un gouvernement faible, sans personnalités trop imposantes. Il aura ainsi la haute main pour déployer sa politique. Son principal objectif, selon Jalel Harchaoui sera « de manière générale de se concentrer sur les efforts de reconstruction car c’est son métier initial. Et Abdulhamid al-Dabaiba considère que c’est la première priorité de la population libyenne. »

Une ombre risque toutefois de se glisser au tableau du Premier ministre. Celui-ci a été accusé d’avoir soudoyé plusieurs membres du Forum de dialogue politique libyen (FDPL) pour obtenir leur vote le 5 février. Or la publication d’un rapport du panel des experts des Nations unies faisant état de ces manœuvres, attendue dans les prochains jours, pourrait remettre en cause la légitimité d’Abdulhamid al-Dabaiba.

Lune de miel avec Ankara, Moscou et le Caire

Au-delà des frontières libyennes, la stratégie politique d’Abdulhamid al-Dabaiba a séduit les pays étrangers intervenant en Libye. « L’Égypte, la Turquie et la Russie sont satisfaits de Dabaiba », estime Mohamed Eljarh. Il a cultivé ses connexions avec la Russie où il s’était déjà rendu à plusieurs reprises. Mais il a surtout pris rapidement le soin de ménager l’Égypte, parrain de Khalifa Haftar. Le Premier ministre s’était ainsi rendu pour son premier déplacement à l’étranger au Caire, le 18 février, pour une visite très symbolique.

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Ce rapprochement n’empêche pas Dabaiba de garantir les intérêts de la Turquie. Influent homme d’affaires de Misrata, Abdulhamid al-Dabaiba est très proche d’Ankara, allié de l’ex-gouvernement d’accord national (GNA). Selon Jalel Harchaoui, le Premier ministre veillera d’ailleurs « à garantir trois choses que la Turquie considère sacrosaintes : accepter le caractère permanent de sa présence militaire ; signer de nombreux contrats ; préserver le mémorandum maritime de novembre 2019 ».

À Tripoli, l’euphorie de l’élection de ce gouvernement réunifié est déjà contrebalancée par la crainte d’une résurgence des milices

Le calendrier est serré pour le gouvernement qui a neuf mois pour agir avant les élections présidentielle et législatives prévues en décembre. Abdulhamid al-Dabaiba devra gérer en priorité le retrait des forces étrangères sur place. Et à Tripoli, l’euphorie de l’élection de ce gouvernement réunifié est déjà contrebalancée par la crainte d’une résurgence des milices. Celles-ci avaient accueilli avec joie la prise de pouvoir d’Abdulhamid al-Dabaiba contre Fathi Bachagha, instigateur d’une politique de démantèlement des katibas.

Tim Eaton voit un risque dans la composition de ce gouvernement dont « le partage du pouvoir sert simplement à soutenir une augmentation des dépenses de l’État pour apaiser les parties belligérantes et maintenir un statu quo. Cela rend la négociation de tout budget, avec des acteurs comme Haftar, cruciale ». Pour le moment, la réunification du gouvernement libyen offre une fenêtre de tir pour mettre en œuvre l’unification du pays. Le prochain chantier de taille passera par la réunification des deux banques centrales rivales.