Jusque-là feutré, essentiellement cantonné aux deux dernières campagnes électorales – législatives en 2017 et présidentielle en 2019 -, le duel entre les deux hommes s’affiche désormais en prime-time. Lundi 8 mars, dans la soirée, Ousmane Sonko, président du parti Pastef-Les Patriotes, et Macky Sall, chef de l’État depuis 2012 et fondateur de l’Alliance pour la République (APR), se sont succédé sur les écrans des télévisions et sites Web sénégalais pour s’exprimer, chacun avec son style propre, sur l’embrasement de la capitale et de plusieurs grandes villes qui a secoué le pays en ce début de mars.
Entre les deux hommes, un point en commun : la nécessité de procéder par circonlocutions au sujet du dossier qui a mis le feu aux poudres. À peine sorti d’une longue garde à vue, Ousmane Sonko est en effet soumis à un contrôle judiciaire lui interdisant de s’exprimer sur l’affaire qui le vise, et qui est à l’origine de ce chaos inédit – une accusation de viols portée par une jeune employée d’un salon de massages qu’il fréquente -, laquelle fait peser sur lui un épée de Damoclès judiciaire susceptible de tuer dans l’œuf une carrière politique prometteuse. Quant à Macky Sall, son statut de chef de l’État n’est pas compatible avec le fait de réagir publiquement à une affaire dont la justice est saisie – séparation des pouvoirs oblige.
Aussi le « clash » en différé entre les deux hommes a-t-il esquivé l’affaire Sonko pour en revenir aux fondamentaux.
D’un côté, Macky Sall, 59 ans : président du Sénégal depuis avril 2012 (réélu en 2019 pour 5 ans), à la tête d’une coalition gouvernementale devenue tellement tentaculaire qu’elle laisse l’opposition exsangue.
Trublion souverainiste
De l’autre, Ousmane Sonko : trublion souverainiste de 46 ans, entré en politique en 2014 après une carrière d’inspecteur des impôts, qui fait aujourd’hui figure de dernier des Mohicans au sein d’une opposition déplumée à force de transhumances successives et, pour certains de ses représentants, de peines d’inéligibilité. Le 26 février, son immunité parlementaire a été levée par ses pairs, ce qui l’expose désormais aux foudres de la justice.
Ce 8 mars, à peine libéré d’une longue garde à vue qui a provoqué à Dakar des émeutes et opérations de répression jamais vues depuis la campagne présidentielle houleuse de 2012, Ousmane Sonko avait convoqué une conférence de presse au siège de son parti. Un exercice risqué, dans la mesure où son contrôle judiciaire lui interdit officiellement de s’exprimer publiquement sur le dossier qui le vise. Aussi l’intéressé a-t-il contourné l’obstacle, faisant de sa longue intervention – déclinée en wolof puis en français – un copieux réquisitoire politique contre le chef de l’État.
Jamais le Sénégal n’a vécu une crise politique comme celle-là »
Remonté comme une horloge, Ousmane Sonko a ainsi pourfendu « le pouvoir d’un homme qui ne connaît que le complot contre ses opposants », réclamant la « libération immédiate et sans condition des prisonniers politiques de Macky Sall », qu’il évalue à « plus d’une centaine, kidnappés dans le pays », en vertu, estime-t-il, de « méthodes fascistes ». « Jamais le Sénégal n’a vécu une crise politique comme celle-là », a-t-il ajouté, réclamant une – improbable – saisine de la Cour pénale internationale (CPI) au sujet de la dizaine de victimes des échauffourées survenues ces derniers jours, qu’il assimile à des « crimes contre l’humanité ».
Une heure durant, malgré une situation judiciaire qui pourrait lui valoir un long séjour en prison, Ousmane Sonko a ainsi multiplié les piques assassines contre son principal adversaire politique, allant jusqu’à formuler un ultimatum explicite : « Macky Sall ayant trahi le peuple sénégalais et ayant trahi son serment, il n’est plus légitime à diriger le peuple du Sénégal. Il ne l’a plus été depuis le début de son deuxième mandat. Si on était dans d’autres circonstances, le peuple aurait dû marcher sur le Palais et en sortir Macky Sall de force. Mais je le déconseille fortement. » Une prophétie par antiphrase ?
Taisons nos rancœurs et évitons la logique de l’affrontement »
Chez ce dernier, quelques minutes plus tard, le ton est radicalement différent. « J’invite au calme et à la sérénité. […] Tous ensemble, taisons nos rancœurs et évitons la logique de l’affrontement, qui mène au pire », a préconisé le chef de l’État, qui n’a jamais été confronté à une situation aussi explosive depuis le début de son premier mandat. Quant à la pomme de discorde qui a été le déclencheur des émeutes, Macky Sall a préféré botter prudemment en touche : « Sur l’aspect judiciaire de cette crise, laissons la justice suivre son cours en toute indépendance. » Et d’énumérer quelques mesures censées apaiser les esprits chez la jeunesse sénégalaise, comme l’allègement du couvre-feu dans les régions de Dakar et Thiès.
Passage en force ?
Macky Sall vs Ousmane Sonko : deux styles aux antipodes pour un face-à-face qui semble désormais s’imposer comme le principal enjeu de la présidentielle de 2024. Or, le scénario qui se dessine laisse craindre, au vu des événements récents, une pré-campagne sous tension.
D’abord, parce qu’une troisième candidature de Macky Sall, si elle n’est toujours pas officielle, est anticipée par nombre d’observateurs et de protagonistes de la scène politique sénégalaise. Si elle devait se confirmer, les réactions que provoquerait ce passage en force, dans un pays lassé par le « wax waxeet » (« Je l’ai dit, je me dédis ») sont d’ores et déjà prévisibles.
Ensuite, parce que la procédure pour viols engagée contre Ousmane Sonko entraînerait mécaniquement, si elle aboutissait à une condamnation, son incapacité à se présenter à la présidentielle. Là encore, il n’est guère difficile d’en anticiper les probables conséquences au niveau de la rue.
En 2016, Jeune Afrique recensait « 42 membres ou sympathisants du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) passés, depuis 2012, par la case prison, des militants de base aux plus hauts responsables ». Depuis, ce chiffre n’a fait que s’amplifier, ces placements en détention visant d’autres partis que le PDS. Aujourd’hui, entre les ténors politiques successivement ralliés à la mouvance présidentielle ((Aïssata Tall Sall, Modou Diagne Fada, Idrissa Seck…) et ceux placés dans l’incapacité de se présenter à une élection (Karim Wade, Khalifa Sall, et peut-être demain Ousmane Sonko), le risque est évident : une présidentielle en 2024 sans enjeu… car sans challenger. Un scénario préfiguré par l’élection de 2019, où seulement quatre candidats faisaient face au président sortant (dont deux seulement pouvaient espérer le menacer), 28 impétrants ayant vu leur candidature invalidée par le Conseil constitutionnel.
Que Macky Sall brigue alors un troisième mandat ou qu’il désigne un dauphin, il appartiendra, d’ici là, à son camp politique de méditer ces vers de Corneille, dans Le Cid : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. »