Le 3 mars, lorsque les esprits commencent à s’échauffer et que la colère éclate à la suite de l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, la colère a indubitablement une couleur politique, les manifestants dénonçant pêle-mêle « la mal-gouvernance » et « les liquidations d’adversaires politiques par le biais de la justice ». Mais la situation évolue ensuite rapidement à mesure que Dakar et d’autres grandes villes du pays s’embrasent.
Les raisons de la colère
Car si l’interpellation de l’opposant numéro un de Macky Sall a fait office de détonateur, les raisons de la colère vont bien au-delà des démêlés judiciaires du leader du parti Pastef. Dans le maelström de violences qui ont éclaté, faisant au moins cinq morts parmi les manifestants selon le bilan officiel (et huit selon Amnesty International), des images ont particulièrement retenu l’attention : des scènes de pillage et d’incendie visant les magasins Auchan ou les stations-service Total laissent penser que la grogne serait teintée d’un sentiment anti-français. Au total, 21 grandes et moyennes surfaces auraient été saccagées et pillées et deux au moins, incendiées. Douze stations Total ont été également été prises pour cible, selon le ministère sénégalais du Commerce.
Foulant le pavé, l’on retrouve principalement des jeunes, révoltés par l’absence de perspectives dans un pays où six chômeurs sur dix avaient entre 15 et 34 ans fin 2016 selon un rapport de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD).
« L’arrestation d’Ousmane Sonko, signe supplémentaire du manque d’indépendance de la justice, n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, souligne un étudiant en pharmacie de l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar qui a participé aux manifestations et préfère conserver l’anonymat. Les événements de ces derniers jours sont la conséquence de frustrations accumulées, elles-mêmes liées à la situation économique. »

Un commerce endommagé lors des manifestations qui ont suivi la mise en détention du leader de l'opposition sénégalaise Ousmane Sonko, le 6 mars 2021, à Dakar. © CHERKAOUI SYLVAIN/AFP
Les Sénégalais ont le sentiment que la relation colonisateur-colonisé existe toujours du point de vue économique
Si certains voient dans ces violences un rejet de « l’impérialisme économique étranger », dont Ousmane Sonko est l’un des plus fervents détracteurs, d’autres assurent que les dégradations sont le fait de vandales isolés.
« Les enseignes françaises sont des victimes collatérales, mais elles ne sont pas les seules à avoir été touchées. Tout ceci est le signe d’un ras-le-bol général contre nos gouvernants, affirme Malick Ndiaye, secrétaire national de la communication du Pastef. Le Covid a aggravé les frustrations et la sensation d’injustice. Il n’y a pas de sentiment anti-français, mais les Sénégalais ont le sentiment que la relation colonisateur-colonisé existe toujours du point de vue économique. »
Auchan se défend
Un « néocolonialisme économique » dont se défendent les groupes français visés, au premier rang desquels Auchan, dont dix magasins ont été pillés – et quatorze attaqués – à Dakar le 5 mars, selon la direction.
Ce jour-là, le président de l’enseigne, Edgard Bonte, s’est défendu sur les réseaux sociaux : « S’attaquer à Auchan en croyant viser des intérêts français est une erreur de cible et est négatif pour le Sénégal lui-même. Nous faisons vivre près de 1 700 familles dans le pays. Nous permettons à plus de 500 producteurs et industriels de s’y développer et d’embaucher. Nous répondons, par des prix bas et des produits de qualité, aux besoins alimentaires et d’équipement des Sénégalais et les millions d’euros de taxes et impôts que nous versons à l’État chaque année contribuent au développement du pays. »
Les magasins Auchan ont coûté leur emploi à 7 000 familles de petits commerçants
Un argumentaire que balaient une partie des contestataires. C’est le cas de Pape Boubacar Paye, responsable de la cellule stratégique de l’ONG Urgences panafricanistes, fondée par le très médiatique Kemi Seba, connu pour ses sorties au vitriol contre le franc CFA et l’impérialisme économique. « Quand le PDG d’Auchan dit qu’il nourrit 1 700 familles sénégalaises, il oublie que ses magasins ont dans le même temps coûté leur emploi à 7 000 familles de petits commerçants », tance Pape Boubacar Paye, qui, bien que déplorant les saccages, estime qu’ils ne sont le fait que de quelques individus.
Sur les images de pillages à Dakar ou Mbour, largement relayées sur les réseaux sociaux, ce sont pourtant des centaines de personnes que l’on voit quitter les magasins dans la précipitation, des bonbonnes d’huile sous le bras pour les uns, des sacs de riz dans les mains pour les autres. « Les gens ont faim, résume l’étudiant en pharmacie. Je ne cautionne pas les vols et les saccages, mais il y tant de jeunes qui se retrouvent sans boulot et font face à des groupes français qui ont envahi le marché et ne servent que leurs intérêts. »
Révolte contre le système impérialiste
« Pour autant, le sentiment de révolte qui agite le pays ne se porte pas sur des personnes, mais sur un système : celui de l’impérialisme, celui de la Françafrique », insiste Pape Boubacar Paye. « Il serait réducteur de penser que les saccages n’ont visé que les groupes français, concède d’ailleurs le directeur général de la filiale subsaharienne d’un grand groupe français, sous couvert d’anonymat. Certes, Auchan a été visé, mais cela a également été le cas de petits boutiquiers, de biens publics sénégalais, et de stations-service autres que celles de Total. »
Contactés par Jeune Afrique, les services diplomatiques français et les directions de nombreuses entreprises hexagonales refusent pour l’instant de réagir. « Moins on en dit, mieux c’est », lâche le directeur d’un groupe français. Un autre l’assure, il parlera plus tard, « quand les choses se seront calmées », parce que « pour l’heure, tout ce que nous dirons risque d’être mal interprété et de jeter de l’huile sur le feu ».