C’est une première au Mali. Le pays a un président, Bah N’Daw, et un vice-président, Assimi Goïta. Sur le papier, selon la charte de la transition, ce dernier n’est chargé que des questions de sécurité et de défense. Mais dans la pratique, cela s’avère plus complexe. Si les deux hommes sont installés à Koulouba, la « colline du pouvoir », pour certains, il n’y a pas de doute sur qui l’exerce réellement. Depuis leur irruption à la tête du pays le 18 août pour renverser Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), mettant fin à des mois d’instabilité politique, les leaders de l’ex-Comité national pour le salut du peuple (CNSP), dont le numéro un était Assimi Goïta, n’ont plus jamais quitté le devant de la scène.
« Nous ne tenons pas au pouvoir, mais à la stabilité du pays », déclarait à la télévision nationale le colonel-major Ismaël Wagué au lendemain du putsch. Porte-parole de l’ex-junte, il est aujourd’hui ministre de la Réconciliation nationale. Plus de sept mois après, force est de constater que le pouvoir n’a jamais été autant militaire dans l’ère démocratique au Mali.
Tout comme Ismaël Wagué et Assimi Goïta, les figures principales du CNSP, officiellement dissous le 18 janvier, occupent des postes de premier plan dans la gestion de la transition. Le colonel Malick Diaw, premier vice-président de l’ex-CNSP, est aujourd’hui président du Conseil national de transition (CNT), le colonel Sadio Camara est le ministre de la Défense et des Anciens combattants et le colonel Modibo Koné, celui de la Sécurité et de la Protection civile.
Militarisation de l’appareil d’État
Ces derniers mois, des militaires réputés proches des hommes qui ont mené le putsch ont également été nommés à des postes clés. « La junte a fait main basse sur l’administration, la gestion des établissements publics à caractère administratif et des établissements publics à caractère industriel et commercial. Ils ont nommé des officiers dans la chaîne de commandement militaire, en tant que préfets, gouverneurs, etc. Même ceux qui, comme moi, étaient conciliants au début de la transition commencent à rejoindre la fronde », regrette Cheick Sidi Diarra, ancien diplomate et fondateur du mouvement Anw Bè Faso Do (« C’est notre patrie à tous »).
Les militaires ont surfé sur la vague populiste, qui consiste à dire que la crise au Mali est l’œuvre des politiques
Le 25 novembre, le président a procédé à une nouvelle vague de nominations de gouverneurs, faisant passer le nombre de militaires à treize sur vingt postes au total. Ce qui a valu aux autorités de transition d’être accusées de vouloir « militariser » l’appareil d’État. Pour Lamine Savané, enseignant-chercheur en science politique à l’université de Ségou, « il y a une réelle volonté des militaires de s’accaparer tous les leviers du pouvoir. Ils ont surfé sur la vague populiste, qui consiste à dire que la crise au Mali est l’œuvre des politiques. »
Depuis son fauteuil de vice-président de la transition, créé sur mesure pour lui, à défaut de pouvoir occuper celui de président, le colonel Assimi Goïta est celui qui a la main sur les dossiers. « Après la désignation de Bah N’Daw, c’est quand même le vice-président qui a reçu les curriculum vitae pour le poste de Premier ministre. C’est également lui qui a choisi les membres du CNT. En quoi était-il plus légitime que le président pour le faire ? », s’interroge Boubacar Haïdara, chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM).
Durant les premiers mois de la transition, Goïta a, en plus des missions de terrain pour rencontrer les soldats, multiplié les rencontres avec les diplomates et les organisations internationales. Bah N’Daw, lui, avait semblé en retrait, jusqu’à sa première tournée diplomatique dans l’espace Cedeao à la mi-novembre. Il s’était notamment rendu au Ghana, où la question de la présence des militaires dans les organes de la transition avaient été au cœur des discussions avec Nana Akufo-Addo.
Dissensions chez les militaires
Est-ce à dire que les relations entre les deux hommes sont conflictuelles ? Plusieurs sources affirment que non. « Tout va bien entre les deux hommes. Assimi Goïta considère Bah N’Daw comme son oncle. Il a passé toute son enfance avec lui d’ailleurs », assure un proche du vice-président. « Bah N’Daw remplit bien le rôle pour lequel il a été choisi. Les jeunes militaires ont également du respect pour lui, car il a une bonne réputation et il y a une discipline dans l’armée », ajoute un conseiller de l’ex-CNSP.
Dans l’entourage du président, on est peu loquace sur le sujet, tout en assurant que c’est bien Bah N’Daw le capitaine du navire, et que sa priorité est d’organiser les élections dans les délais impartis à la transition.
La discorde pourrait en fait surgir au sein même de l’ex-CNSP. Si, jusqu’à sa dissolution, la junte aura résisté aux querelles intestines, au lendemain du coup de force militaire, l’irruption d’Assimi Goïta à la tête du CNSP avait en effet été vue comme un potentiel germe de division entre les putschistes.
Il va finir par y avoir une scission à cause d’intérêts divergents. C’est ce qui se passe toujours au sein des juntes
« Malick Diaw se voyait déjà président et était présenté comme le nouvel homme fort du pays le jour même du coup de force militaire », confie un militaire proche de l’ex-junte. C’est lui, en effet, qui signait les communiqués et menait les discussions avec la classe politique et avec la Cedeao. Mais ce dernier est jugé trop ambitieux et traîne une réputation sulfureuse de putschiste à cause de sa participation au coup d’État de 2012 aux côtés d’Amadou Haya Sanogo. « Goïta était défavorable au choix de Diaw pour diriger le CNT en raison de la tension que cet épisode avait suscité dans le pays », confie un proche des militaires.
Et à mesure que la transition s’est mise en place, les observateurs de la scène politique n’ont cessé de relever la formation de clans au sein de l’ex-junte. « Même si ce type d’informations est difficilement vérifiable, il va certainement finir par y avoir une scission à cause d’intérêts divergents. C’est ce qui se passe toujours au sein des juntes », estime Boubacar Haïdara.
Depuis plusieurs semaines, des chefs d’États voisins s’inquiètent de l’éventuelle volonté d’Assimi Goïta de se maintenir au pouvoir après la transition. Une hypothèse qui s’est encore renforcée samedi 6 mars, lorsqu’Issa Kaou N’Djim, ex-coordinateur de la Coordination des mouvements, associations et sympathisants de l’imam Mahmoud Dicko (CMAS) et membre du CNT, s’est dit favorable à une candidature du colonel à la prochaine présidentielle. « L’imperturbable patriote Assimi Goïta sera le candidat du peuple en 2022, a lancé ce proche des militaires au pouvoir, à la tête de l’Appel citoyen pour la réussite de la transition. Nous pensons qu’il n’y a pas d’alternative à cette démarche car il faut arrêter les politiciens de 1991. Aujourd’hui, l’espoir est permis avec le leadership d’Assimi Goïta. »
Agendas politiques divergents
Un ballon d’essai pour jauger la réaction de l’opinion publique ? Peut-être. Si Assimi Goïta ne s’est pas encore exprimé sur la question d’une potentielle candidature, une chose est sûre : « Ils ont pris goût au pouvoir, c’est indéniable, glisse un ancien diplomate proche de la junte. Leur modèle c’est Amadou Toumani Touré, qui était surnommé le “soldat de la démocratie”. Ils veulent sincèrement bien faire ».
Au sein de l’ex-CNSP, Assimi Goïta n’est pas le seul à avoir des ambitions politiques, qu’elles soient ou non affichées. « Ce n’est pas la volonté de tous au sein du groupe d’imposer quelqu’un. Ce n’est pas du goût de certains, au sein du leadership de l’ex-CNSP, qui semblent avoir un agenda politique et auraient même rencontré des civils », confie un proche d’Assimi Goïta.
Surtout, obstacle de taille, une candidature de Goïta serait contraire à la charte de la transition et ferait sans nul doute face à une forte opposition de la communauté internationale, Cedeao en tête, ainsi que d’une partie de la classe politique malienne. Le président français Emmanuel Macron a d’ailleurs rappelé à Bah N’Daw, début janvier, l’engagement des autorités de la transition de se retirer après les élections. « La question pour eux, c’est surtout de soutenir un candidat en qui ils ont confiance afin de protéger leurs arrières, estime Boubacar Haïdara. Ils ne sont pas sereins car le coup d’État est un crime imprescriptible au Mali. »
Des civils qui peinent à se faire entendre
En attendant, les civils tentent tant bien que mal de se faire entendre. Début février, le Premier ministre Moctar Ouane a rencontré les partis politiques afin d’écouter leurs inquiétudes et leurs propositions de réformes. Il a également présenté devant le CNT son plan d’action, qui comprend notamment une révision de la Constitution. « Mais en réalité, le Premier ministre n’a aucun pouvoir, analyse le politologue Lamine Savané. Il suffit de voir la répartition des postes régaliens au sein de l’exécutif pour se rendre compte que la plupart des postes stratégiques sont occupés par des militaires issus de l’ex-CNSP. »
De son côté, l’imam Mahmoud Dicko, qui avait fait vaciller le pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keita (IBK), compte-t-il à nouveau revenir sur le devant de la scène ? Alors qu’il était en retrait depuis le début de la transition, il a pris la parole dimanche 7 mars, lors d’un rassemblement politique au Palais de la culture, pour adresser un avertissement aux autorités. « On ne peut pas gérer le peuple sans le peuple, a-t-il regretté. On ne veut pas avoir un président distant, un Premier ministre froid et un vice-président je ne sais quoi… »
Le M5-RFP a fait ce qu’il fallait. Mais les militaires et les membres de l’ancien régime occupent tous les postes
Une prise de position qui intervient alors que le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), désormais principale force de contestation face aux autorités de la transition, ne cesse de dénoncer ce qu’il considère comme une « continuité de l’ancien régime ». « Le M5-RFP a fait ce qu’il fallait. Nous avons rencontré les autorités à plusieurs reprises et leur avons dit comment faire le changement. Mais, aujourd’hui, ce sont les militaires et les membres de l’ancien régime qui occupent tous les postes. La transition est bloquée, car on ne fait pas le changement avec les forces qui étaient contre », regrette ainsi Choguel Kokalla Maïga, l’un des leaders du mouvement qui avait manifesté pendant plusieurs mois pour réclamer la démission de l’ancien président IBK.
« Ce sont des jeunes officiers qui découvrent la gestion de la chose publique. Ils ont fait quelques erreurs et loupé le coche, notamment avec le M5-RFP, qui aurait pu être un allié de taille. Mais ils veulent sincèrement bien faire », plaide un conseiller de l’ancien CNSP.
Mais entre les ambitions des uns et des autres, la guéguerre que se livrent les ex-putschistes et les critiques dont ils sont la cible de la part d’une partie de la classe politique qui se sent écartée de la gestion des affaires publiques, Bah N’Daw doit encore confirmer sur la scène politique la réputation d’« homme à poigne » qu’il s’était forgé au fil de sa carrière de militaire. Et tenir sa promesse, devenue un leitmotiv : transmettre le pouvoir à un civil a l’issue du délai imparti à la transition.