Politique

Secret d’histoire : le jour où Carlos a pris en otage le ministre saoudien du Pétrole

Ancien ministre saoudien du Pétrole, Ahmed Zaki Yamani est mort le 23 février à l’âge de 91 ans. La veille, Anis Naccache, terroriste libanais, décédait lui aussi, à Damas, à l’âge de 70 ans. Deux hommes qui, avec le terroriste Carlos, ont été au cœur d’une spectaculaire prise d’otages en Autriche en décembre 1975. Récit.

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Mis à jour le 2 mars 2021 à 11:11

Le terroriste Carlos sur le tarmac de l’aéroport d’Alger, encadré à l’extrême-gauche et à droite par des agents de la sécurité algérienne : Abdelaziz Naid (futur commissaire de la Sûreté nationale à Tizi-Ouzou), le ministre de l’Intérieur, le colonel Abdel Ghani (qui parle avec Carlos), le ministre de l’Industrie et de l’Energie, Belaïd Abdessalam, le chef de la Sûreté nationale, le colonel Draia, Abdelaziz Bouteflika, le ministre des Affaires étrangères (à droite de Carlos), et, derrière lui, le sous-directeur de la Sûreté nationale et futur ministre de l’Interieur, le 23 décembre 1975. © WHEELER NIK/SIPA

Dimanche 21 décembre 1975, Vienne, capitale de l’Autriche. Un commando de six personnes, conduit par « Carlos », de son vrai nom Ilich Ramirez Sanchez, fait irruption dans l’immeuble où se tient une réunion de onze ministres membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).

Béret vissé sur la tête, veste en cuir marron, Beretta au poing, Carlos s’engouffre avec deux de ses hommes dans l’ascenseur pour monter au premier étage où les onze ministres et une soixantaine de délégués finalisent les travaux de la dernière réunion de l’année avant les fêtes de Noël. Il est à peine 11h30 quand la prise d’otages commence avec des rafales de coups de feu qui feront trois victimes.

Il est à peine 11h30 quand la prise d’otages commence avec des rafales de coups de feu qui feront trois victimes

Dans la grande salle, les onze ministres sont séparés en trois groupes : les neutres, les amis et les ennemis. Indonésiens, Nigérians, Gabonais, Équatoriens et Vénézuéliens font partie de la première catégorie. Irakiens, Algériens, Libyens et Koweïtiens forment le deuxième groupe. Enfin, Saoudiens, Iraniens, Émiratis et Qataris font partie des ennemis. Dans ce dernier groupe, deux ministres sont particulièrement ciblés par Carlos. Ahmed Zaki Yamani, le Monsieur Pétrole du puissant royaume wahhabite, et l’Iranien Jamshid Amouzegar.

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Se revendiquant d’une organisation jusque-là inconnue, « le Bras de la révolution arabe », le commando est armé et financé par le fantasque et incontrôlable colonel Mouammar Kadhafi, guide de la révolution libyenne.

Le plan du commando est simple : kidnapper les otages, exécuter Yamani et Amouzegar et s’envoler à destination d’un pays « ami » pour y trouver refuge. Le Saoudien et l’Iranien sont les représentants des deux pays que Kadhafi juge coupables de la baisse du prix du pétrole. De plus, l’Arabie saoudite est étroitement liée à l’Amérique, soutien inconditionnel d’Israël et donc ennemi juré de la Palestine. Quant à Amouzegar, il est soupçonné de diriger en sous-main la Savak, les services de sécurité et de renseignements intérieurs de l’Iran, allié régional de Washington. Autant de raisons pour les passer par les armes, selon le commando.

Tuer Yamani et Amouzegar

Alors que l’immeuble est cerné par la police et que l’information fait le tour du monde, le commando diffuse un communiqué pour revendiquer la prise d’otages et formuler ses exigences : un avion avec équipage, une radio, 25 mètres de corde et 5 paires de ciseaux.

En cas de refus, Carlos menace d’exécuter les otages un à un. En cas d’assaut des forces spéciales contre l’immeuble, les otages subiront le même sort. C’est l’ambassadeur de Libye à Vienne qui servira d’intermédiaire entre les ravisseurs et les autorités autrichiennes.

Une des rares photos de Carlos (Vladimir Illich Ramirez) prise sur le tarmac de l'aéroport d'Alger, à la fin de la prise d'otages commencée à Vienne au siège de l'Opep, le 22 décembre 1975. © Etienne MONTES/GAMMA-RAPHO

Une des rares photos de Carlos (Vladimir Illich Ramirez) prise sur le tarmac de l'aéroport d'Alger, à la fin de la prise d'otages commencée à Vienne au siège de l'Opep, le 22 décembre 1975. © Etienne MONTES/GAMMA-RAPHO

Carlos n’est pas un enfant de cœur. À 33 ans, cet homme d’origine vénézuélienne qui dit avoir épousé la cause palestinienne est recherché par les services français pour son implication dans l’attaque d’un avion au lance-roquette à l’aéroport d’Orly en janvier 1975 et pour le meurtre en juin de la même année de deux agents français de la Direction de la sécurité territoriale (DST) et de leur informateur libanais.

Le commando formule ses exigences : un avion avec équipage, une radio, 25 mètres de corde et 5 paires de ciseaux

Trois heures après le début de l’opération, Carlos s’isole avec Zaki Yamani dans un petit bureau attenant à la grande salle où se trouvent les otages. Le Saoudien croit son heure arrivée. Carlos lui parle calmement, lui tresse des lauriers, lui explique qu’il le respecte, mais qu’il doit le tuer pour l’exemple. Il affirme même à son otage dont il loue le courage et l’intelligence que ce dernier comprendrait la noblesse et les objectifs de ses ravisseurs. Pas d’autre choix que de le liquider. La mort de Zaki Yamani sera le châtiment de ce royaume qui pactise avec les États-Unis et fait chuter le prix du baril d’or noir pour affaiblir les pays frères arabes comme la Libye et l’Irak.

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Si les exigences du commando n’étaient pas satisfaites avant ce dimanche à 18 heures, Yamani serait exécuté et son corps jeté dans la rue. Le ministre saoudien du Pétrole est décontenancé par l’attitude de Carlos. Comment cet homme, qui lui annonce sa prochaine exécution, ose-t-il lui demander de voir dans cette barbarie un acte de noblesse ou de bravoure ?

Carlos joue avec les nerfs de ses otages

Carlos joue avec les nerfs de ses otages. Son attitude oscille entre bienveillance et dureté, entre souplesse et fermeté, colère et apaisement. « Parfois, on a cru que nos vies allaient être épargnés, racontera plus tard Hernandez Acosta, ministre vénézuélien du Pétrole. Et parfois, nous pensions que notre exécution était une certitude. »

Alger-Bagdad-Tripoli

Les heures passent tandis que l’ambiance devient insoutenable pour les otages. À 17 heures, soit une heure avant la fin de l’ultimatum, Carlos reprend langue avec Zaki Yamani. Cette-fois, le chef du commando est souriant et détendu. Ce qui terrorise davantage encore le ministre saoudien. Sentant sa fin proche, il pense à ses enfants et à ses proches. Il rédige une lettre d’adieu dans laquelle il leur fait part de ses dernières volontés. Mais son ravisseur lui fait comprendre qu’il n’a pas encore l’intention de passer à l’acte. Pas tout de suite.

Carlos fait comprendre au ministre saoudien qu’il n’a pas encore l’intention de passer à l’acte. Pas tout de suite

Après plusieurs heures de négociations, les ravisseurs acceptent de libérer une vingtaine d’otages. En échange, un DC-9 de l’Austrian Airlines les attend à l’aéroport. Sur le tarmac, Carlos supervise l’embarquement du reste des otages, dont les onze ministres. Grièvement blessé pendant les échanges de tirs dans l’immeuble, l’Allemand Hans-Joachim Klein, membre du commando, embarque dans une civière. L’appareil décolle en direction d’Alger.

Les terroristes embarquant à bord du DC-9. Au centre, les médiateurs du ministère algérien de l'Intérieur. Carlos serait l’homme à gauche en trench-coat blanc. © Bettman/Getty

Les terroristes embarquant à bord du DC-9. Au centre, les médiateurs du ministère algérien de l'Intérieur. Carlos serait l’homme à gauche en trench-coat blanc. © Bettman/Getty

À vrai dire, la capitale algérienne n’est pas la destination où Carlos envisage de trouver refuge. À Alger, le Vénézuélien n’entend faire qu’une courte escale avant de regagner Tripoli, puis enfin Bagdad, en Irak. C’est que, outre Kadhafi, Saddam Hussein est soupçonné d’être derrière l’opération pour punir Saoudiens et Iraniens d’avoir délibérément fait baisser le prix du pétrole. À bord du DC-9, Yamani et Amouzegar voient leur siège miné avec des explosifs.

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Durant les deux heures et demie du vol Vienne-Alger, Carlos et Zaki Yamani parlent de la vie, de politique, et même de sexe. Carlos évoque son enfance, ses études à Londres, son penchant pour les femmes et les habits de luxe.

Yamani ne peut s’empêcher de trouver plutôt charmant cet homme qui s’est engagé à le liquider. « Il parlait et plaisantait, racontera Yamani des années plus tard. Au fond de moi-même, je ne pouvais pas arrêter de penser qu’il avait promis de me tuer de sang-froid. »

Négociations Bouteflika-Carlos

Durant le trajet, Carlos signe même des autographes. À un officiel nigérian, il écrit ce mot : « Vol Vienne-Alger. Carlos 22/12/75 ». Devant le ministre vénézuélien, il se vante d’avoir tué les deux agents de la DST en juin 1975. Puis le DC-9 atterrit à Alger le vendredi 22 décembre.

Dans le salon VIP de l’aéroport, le ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, attend Carlos pour négocier. À ses côtés, le ministre de l’Intérieur, le colonel Mohammed Abdelghani, ainsi que le colonel Ahmed Draïa, directeur de la Sûreté nationale. En contact avec le chancelier autrichien, Bruno Kreisky, le président algérien Houari Boumédiène confirme que les pourparlers avec les ravisseurs seront menés par Bouteflika. Bruno Kreisky qualifiera d’ailleurs la gestion de cette opération par les Algériens d’« efficace, détendue et très cool ».

Le chancelier autrichien qualifiera la gestion de cette opération par les Algériens d’« efficace, détendue et très cool »

Au bout de cinq heures de discussions avec Bouteflika et les deux colonels, Carlos, béret noir vissé sur la tête et grosses lunettes noires, fait un geste en libérant trente otages. Mais pas les ministres, dont les yeux sont bandés. Alors que les passagers quittent enfin l’appareil au bout d’une interminable attente, Carlos s’adresse encore une fois à Zaki Yamani : « Je vais vous tuer. Pas maintenant, mais je vais vous tuer. Vous êtes un criminel. Il ne faudra pas longtemps pour vous tuer. » Yamani est glacé d’effroi.

« Carlos », un film du Français Olivier Assayas avec Édgar Ramírez et Alexander Scheer. © Jean-Claude Moireau/Bridgeman

« Carlos », un film du Français Olivier Assayas avec Édgar Ramírez et Alexander Scheer. © Jean-Claude Moireau/Bridgeman

Entre-temps, les services secrets algériens réussissent à placer des mouchards dans l’appareil bloqué loin de la tour de contrôle pour intercepter les échanges entre ravisseurs et otages. Loin des regards indiscrets, Bouteflika est en communication avec le prince héritier Fahd dont le ministre du Pétrole est toujours détenu.

En échange de la libération de ce dernier et de la fin de la prise d’otages, Fahd propose 25 millions de dollars. Carlos refuse. Même refus opposé au Shah d’Iran qui, en contrepartie de la remise en liberté de son ministre Amouzegar, propose une somme identique.

Carlos réclame un avion spécial pour rejoindre Bagdad, destination qu’il tient secrète.

Échec des négociations. Dans la soirée du 22 décembre, l’avion quitte Alger, direction Tripoli.

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Sur place, le colonel Kadhafi, qui a commandité l’opération, se montre moins ouvert, conciliant et coopératif que les Algériens. Le chef du commando réclame du kérosène pour gagner l’Arabie saoudite, Kadhafi exige en échange la libération de son ministre du Pétrole, qui sera libéré avec Belaïd Abdesselam, ministre algérien de l’Industrie et de l’Énergie. Ce dernier avait refusé de retrouver sa liberté à Alger par solidarité avec les autres otages. Après plusieurs heures d’attente à l’aéroport de Tripoli, l’appareil décolle, tente d’atterrir à Tunis, mais essuie un refus catégorique de la part du président Bourguiba, qui ordonne à la tour de contrôle de ne pas donner le feu vert.

Libération contre asile

Retour à Alger. Les négociations reprennent avec Bouteflika dans le salon de l’aéroport. Carlos quitte ses hôtes algériens pour remonter dans l’appareil. Il prend place aux côtés de Yamani et Amouzegar pour les informer qu’il doit se concerter avec le reste du commando pour décider de leurs sorts respectifs.

Après plusieurs heures d’attente à l’aéroport de Tripoli, l’appareil décolle, tente d’atterrir à Tunis, mais essuie un refus catégorique de la part du président Bourguiba

À l’issue de plusieurs heures de palabres, Bouteflika obtient de Carlos la libération de tous les otages. Les ravisseurs se rendent aux autorités algériennes. Dans un câble diplomatique envoyé le soir même à Washington, Richard Bordeaux Parker, ambassadeur américain à Alger, tire une conclusion de l’événement élogieuse pour  Abdelaziz Bouteflika : « Il a fait du bon boulot et renforcé sa réputation en gérant cette affaire de manière magistrale, que ce soit avec les pirates de l’air ou la presse. »

La prise d’otages de quarante-huit heures terminée, Carlos remet ses armes au ministre algérien de l’Intérieur, mais garde son pistolet personnel. Le président Boumédiène lui accorde l’asile politique. À bord d’une limousine noire, il quitte l’aéroport pour une immense villa d’État.

Son adjoint, Hans-Joachim Klein, est soigné dans une clinique algéroise. Une fois remis de ses blessures, il rejoint Carlos dans la résidence mise à leur disposition par le gouvernement algérien.

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Pour garantir leur sécurité, une garde rapprochée veille vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les lieux. Les deux ravisseurs y reçoivent le chef de la sécurité militaire, le patron de la police d’Alger ainsi qu’Abdelaziz Bouteflika, qui partage même un jour un repas avec Carlos et son acolyte allemand. Le chef des ravisseurs se lie aussi d’amitié avec Yacef Saadi, un des héros de la guerre d’indépendance. Ce dernier pousse l’amitié jusqu’à projeter à son hôte le film La Bataille d’Alger, de l’Italien Gillo Pontecorvo, où il joue son propre rôle.

Au bout de deux semaines, Carlos est prié de quitter Alger. En 1997, il est condamné en France à la prison à perpétuité pour le meurtre des deux agents de la DST.

Depuis sa libération des griffes de Carlos lors de ce mois de décembre 1975, Yamani ne mettait plus un pied dehors sans une pléthorique garde rapprochée

Sang-froid et précision chirurgicale

Gracié en 1990 par le président Mitterrand après sa condamnation en 1982 à la perpétuité pour le meurtre de deux Français dans la tentative d’assassinat de l’ex-Premier ministre iranien Chapour Bakhtiar, Anis Naccache meurt à Damas des suites du Covid-19.

Depuis sa libération des griffes de Carlos lors de ce mois de décembre 1975, Yamani ne mettait plus un pied dehors sans une pléthorique garde rapprochée. De Carlos, il dira qu’il était un « terroriste sans pitié qui opèr[ait] avec un sang-froid et une précision chirurgicale ».