Et si l’Afrique disposait d’une force de frappe pour négocier l’achat groupé de vaccins, et même fabriquer ses propres médicaments ? Ce projet a beau n’être encore qu’une utopie, son ébauche est à la portée du continent. Et à portée de stylo de nombre de ses dirigeants.
Le traité portant création de l’Agence africaine du médicament (AMA), adopté en février 2019 sous l’égide de l’Union africaine (UA), doit être ratifié par au moins quinze pays pour que cette institution puisse voir le jour. À ce stade, huit signataires sur 18 l’ont déjà ratifié. Au Rwanda, au Mali, au Burkina Faso, aux Seychelles, à la Guinée et au Ghana se sont récemment greffés le Maroc et la Namibie.
Une arme face aux pandémies
La pandémie a-t-elle créé un appel d’air, comme l’espèrent nombre d’observateurs ? Le Covid-19 est en tout cas venu rappeler de manière criante la nécessité d’une solidarité continentale, alors que les pays africains se sentent délaissés dans la course au vaccin et dépendent largement du dispositif Covax.
Cette crise a accéléré le lobbying en faveur de l’AMA. Le Nepad, agence de développement de l’UA, a créé un groupe WhatsApp pour mobiliser les acteurs du secteur et a commencé à approcher les commissions santé des parlements nationaux. L’OMS sensibilise aussi ses interlocuteurs au bien-fondé de la création de cette agence, dans le but de les pousser à signer.
Car si le principal objectif de l’AMA est de permettre aux populations des 54 pays du continent d’accéder sans risque à des produits médicaux de qualité (et donc à lutter contre les contrefaçons) en harmonisant les réglementations, elle pourrait également servir d’outil de commande de vaccins.
« La faiblesse de certaines de nos autorités réglementaires ne nous permet pas, même à l’échelle de certaines régions, d’avoir les moyens d’examiner dans de bonnes conditions les dossiers complexes transmis par les laboratoires qui fabriquent des vaccins contre le Covid-19 ou des médicaments biotechnologiques, regrette Innocent Koundé Kpéto, président de l’Ordre des pharmaciens du Togo. L’AMA pourrait réunir des pools d’experts capables de les évaluer correctement et rapidement. »
Une telle agence peut faciliter la négociation de commandes globales dans des meilleurs délais et à moindre coût
« Une telle agence peut aussi faciliter la négociation de commandes globales dans des meilleurs délais et à moindre coût en mettant sur la table les besoins spécifiques des pays africains pour que personne ne soit laissé sur le carreau », s’enthousiasme Dan Nouhou Briria, directrice de la pharmacie et de la médecine Traditionnelle au ministère nigérien de la Santé. L’Union africaine a d’ailleurs déjà largement fait ses preuves dans l’acheminement et la distribution d’équipements de protection et d’appareils de santé durant cette crise sanitaire sans précédent.
Le dernier rapport sur l’économie de l’Afrique 2020, publié par le Policy Center for the New South (PCNS), appelle l’UA à saisir cette opportunité pour accélérer la mise en place de l’AMA en investissant dans le renforcement des capacités réglementaires et en définissant des positions communes au sein de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) sur les droits de propriété intellectuelle. Il invite aussi les pays africains à tenir leur engagement d’allouer au moins 15 % de leurs budgets publics nationaux à la santé d’ici à 2025, conformément à la Déclaration d’Abuja de 2001.
Obstacles et résistances
De nombreuses étapes ont mené à l’élaboration de l’AMA, du programme d’harmonisation de la réglementation des médicaments en Afrique (AMRH) de 2009 à la loi-type de réglementation des médicaments de l’UA de 2016, en passant par le lancement des travaux de l’Agence lors d’une réunion des ministres de la Santé africains à Luanda, en 2014. Une première feuille de route prévoyait alors son lancement en 2018. Pourquoi sa création ne s’est donc pas encore concrétisée ?
Des participants aux réunions préparatoires témoignent de ralentissements dus à des difficultés de compréhension autour d’un sujet technique, parfois doublés de problèmes de traduction des documents de l’anglais au français, à l’arabe ou encore au portugais. Et la collaboration même des États repose en grande partie sur la curiosité et la motivation de leurs cadres de santé.
Les tractations pourraient achopper sur la localisation du siège de l’AMA et la distribution des postes-clés
La Tunisienne Nadia Fenina en sait quelque chose. Elle a fait partie des huit experts africains ayant travaillé durant quatre ans à la rédaction des statuts de l’Agence. « Si je n’avais pas été membre de cette task force, je ne suis pas sûre que les autorités tunisiennes auraient été suffisamment informées pour signer ce traité en décembre 2019 », confie celle qui gère aujourd’hui la promotion de l’investissement et de l’exportation au ministère de la Santé. Il lui a fallu jongler avec le ministère des Affaires étrangères et prendre la tête d’une commission ministérielle pour obtenir cette signature, puis obtenir un accord favorable à une ratification en conseil des ministres. Mais depuis plus d’un an, le traité attend toujours de passer devant l’Assemblée.
Autre signataire (en février 2020), le Niger n’a pas non plus ratifié le traité portant création de l’AMA. « Le Covid-19 et les élections en cours, ont chamboulé notre agenda, mais le travail technique a bel et bien commencé en vue d’une ratification », explique Dan Nouhou Briria.
Mais aux contextes particuliers s’ajoutent des résistances de fond. « Il est normal que cela prenne du temps, car c’est un défi de réunir plusieurs pays autour d’un même objectif. Il faut que l’idée mûrisse face au poids des habitudes, voire des conservatismes », relativise Mariem Khrouf, à la tête de la direction pharmacie et médicament au ministère tunisien de la Santé.
En coulisses, les tractations pourraient achopper sur la localisation du siège de l’AMA (certains pays comme la Tunisie ont déjà manifesté leur intérêt) et sur la distribution des postes-clés. En s’impliquant dans le projet, l’ex-ministre malien de la Santé et directeur de l’Onusida, Michel Sidibé, tente-t-il par exemple d’obtenir la présidence de l’Agence ? Reste enfin l’aspect financier : bien que l’AMA compte sur les dons et subventions de bailleurs privés et internationaux, la Conférence des États-parties (ayant ratifié l’AMA) devra fixer annuellement la contribution de ces derniers à son fonctionnement.
Premiers pas régionaux
« On ne peut pas d’un seul coup mettre au diapason plus d’une cinquantaine de pays avec des disparités de gouvernance et d’expertise, sans harmoniser les pratiques étape par étape », insiste le Dr Dan Nouhou Barira.
Certaines des huit communautés économiques régionales (CER) du continent encouragent leurs pays membres à s’engager auprès d’une AMA à laquelle elles servent déjà de piliers. Car dans un premier temps, l’Agence devrait se contenter d’harmoniser les procédures, à défaut de pouvoir fournir un enregistrement unique de produits (comme le fait par exemple l’Agence européenne du médicament).
L’AMA permettrait au Togo de bénéficier de l’expertise de l’Afrique du Sud, des pays maghrébins, du Nigeria… »
Mais toutes les régions n’en sont pas au même stade. Des tentatives d’achats groupés de médicaments et de reconnaissance mutuelle des inspections de santé en Afrique du Nord n’ont pas trouvé d’écho suffisant au sein de l’Union du Maghreb arabe (UMA). À l’inverse, l’UMOA a créé dès 2013 une cellule de coopération pharmaceutique pour harmoniser les procédures, grilles d’évaluation et formats de dossier d’homologation des médicaments. Une transparence bienvenue, tant la question sensible des autorisations de mise sur le marché peut être sujette aux pressions. À cela s’ajoute une reconnaissance mutuelle via des systèmes d’évaluation conjoints réunissant les experts de ces États pour homologuer des produits spécifiques.
Assurer la mise en oeuvre de procédures techniques reste néanmoins un défi quand, au sein d’un même groupement, le degré d’expertise sanitaire des pays peut encore varier de 1 à 4 sur l’échelle d’évaluation de l’OMS. À terme, les membres de ces régions économiques devraient créer les premiers relais de l’AMA en se dotant d’agences de réglementation pharmaceutique, en lieu et place de directions chargées de réguler les médicaments dépourvues de moyens. Mais cela demande aussi des ressources humaines et matérielles.
Vers la production de médicaments
Ce cadre réglementaire serait enfin profitable à la recherche et au développement pharmaceutique, et pourquoi pas à la production locale. « Certains laboratoires ont du mal à enregistrer des innovations thérapeutiques dans des pays qui manquent de plateaux techniques et dont la faiblesse des régulations peut leur faire craindre une perte de crédibilité, détaille le Dr Kpéto au Togo. L’AMA nous permettrait de bénéficier de l’expertise de l’Afrique du Sud, des pays maghrébins, du Nigeria, qui ont une certaine avance, surtout sur le plan industriel, et de sécuriser l’accès à des thérapies majeures comme les anticancéreux. Et pourquoi pas se lancer dans la fabrication, surtout pour les pathologies courantes de nos pays ».
Alors que le continent ne produit que 3 % de sa consommation, à terme, l’Agence pourrait également encourager la fabrication de médicaments et accélérer le Plan de fabrication pharmaceutique pour l’Afrique (PMPA), élaboré dès 2005 et approuvé par l’Union africaine en 2012. Outre la mise aux normes des industries, l’AMA pourrait orchestrer le développement de pôles d’excellence régionaux complémentaires spécialisés dans la fabrication de certains produits.